LA SANTE EN LIBRAIRIE
F ACE aux drogues, il y a la méthode simple, traditionnelle : après avoir noté que l'homme a toujours recherché « des substances capables d'agir sur l'esprit », elle consiste à décliner les produits « communément » désignés comme drogues, en précisant leur mode de production, leurs caractéristiques pharmacologiques, leurs effets cliniques directs et indirects, le type de leur consommation hier et aujourd'hui.
A l'heure où les neurones, d'accès facilité par les plus récentes techniques et recherches, passionnent, on peut explorer le cerveau humain à la recherche des mécanismes biologiques de l'accoutumance et de la dépendance. C'est cette voie qu'a choisie Denis Richard, pharmacologue et spécialiste des drogues et des toxicomanies, dans un ouvrage de la collection « Dominos » de Flammarion.
Pourtant, l'analyse des drogues et la dissection du cerveau humain ne suffisent pas à expliquer « pourquoi on passe d'un simple "usage" à un "abus" puis à une "dépendance" ». Il reste alors au pharmacologue à reconnaître « l'extrême subjectivité » du passage à la toxicomanie ou « passion des poisons », ce qui le mène inéluctablement à considérer que « la consommation de drogue n'est... qu'un symptôme parmi d'autres de la détresse profonde d'un individu » et à souligner le rôle du contexte social dans la transformation d'un problème marginal en problème de masse.
Tous dépendants
De simples constatations dans le petit livre de Denis Richard, sciemment et pharmacologiquement réducteur, ces dernières certitudes deviennent centrales pour le psychanalyste Pierre Lembeye ou pour le psychiatre Francis Curtet, dont les un tantinet provocateurs : « Nous sommes tous dépendants », affirme le premier. « La drogue est un prétexte », soutient le second. On entre alors de plain pied dans la complexité. La fréquentation des toxicomanes, que les deux médecins s'efforcent d'aider depuis des décennies, les conduit à plusieurs constats communs, dont ils ne font pas forcément le même usage. Ainsi, le psychanalyste considère-t-il que « le fantasme le plus profond du toxicomane est de faire tomber son thérapeute, d'en faire un dealer ou même de le rendre toxicomane, de devenir le dealer de son thérapeute, de renverser la situation de dépendance ». Le psychiatre, conscient de l'envie du toxicomane d' « avoir » son thérapeute en obtenant de lui la drogue qu'il demande, est convaincu que, « quelles que soient son insistance et sa violence », le toxicomane « espère secrètement que vous saurez résister à son chantage ».
Le psychanalyste n'est pas si éloigné du psychiatre quand il récuse la répression systématique au profit d'un accueil renouvelé du toxicomane, qu'il dénonce les effets pervers de l'injonction thérapeutique ou qu'il invoque les mutations de notre société à l'origine de l'actuelle « épidémie toxicomaniaque ». Francis Curtet, en effet, insiste lui aussi sur la nécessité d'offrir aux toxicomanes - et à leur entourage -, un maximum d'accès à l'aide qui leur convient à chaque étape de leur histoire. De même, il se place bien en opposition à notre monde de « force, de fric, de frime », d'absence de limites et de communication, lorsqu'il compte sur des adultes mieux informés des réalités psychiques et sociales de la drogue pour prévenir les toxicomanies chez les plus jeunes.
Bien sûr, au-delà des accords, se manifestent des différences : différence de langage d'abord, largement liée à la discipline de base. Il est naturel de voir le psychanalyste faire référence à Freud, même si c'est pour le montrer comme un sujet dépendant du début à la fin de sa vie ; il n'est pas surprenant d'éprouver de temps en temps quelques difficultés de compréhension devant des envolées - souvent poétiques - qui empruntent au langage psychanalytique. Le psychiatre, avide de longue date de formation et d'information d'un large public, entend être compris de tous.
Réduction des risques
Pouvaient-ils cependant être d'accord, alors que l'un et l'autre appartiennent à un monde où « chaque thérapeute occupé par les toxicomanes » a tendance à dénigrer « l'activité de l'autre en disant que cet autre ne sait pas du tout ce qu'est un vrai toxicomane », selon les termes de Pierre Lembeye ? S'ils considèrent tous deux que les traitements de substitution ne sauraient constituer une panacée, le psychanalyste compte largement sur eux, contrairement au psychiatre qui ne leur laisse qu'une place secondaire. Si la politique de réduction des risques,très répandue en Europe, n'est pas le seul aboutissement souhaitable pour le psychanalyste, elle apparaît presque néfaste au psychiatre tant elle manque d'ambition. Ils comptent tous deux sur le dialogue avec des thérapeutes pour instaurer une confiance susceptible d'amener le toxicomane à quitter un jour sa ou ses drogues ; mais le psychanalyste penche pour « la légalisation contrôlée » à la façon néerlandaise, suisse ou britannique et fustige « la politique générale en France en matière de toxicomanie » qui resterait, « malgré quelques frémissements, sous le signe du déni, de l'hypocrisie, de la violence et de l'immobilisme ».
Francis Curtet, de son côté, revendique haut et fort le maintien de la méthode, du savoir-faire français, contre les instructions institutionnelles actuelles, qu'il considère comme un sabordage des structures existantes, comme l'instauration d'une pensée unique et comme « un contrôle social destiné à éviter toute vague, tout débordement ».
Il n'en reste pas moins qu'aucun des deux ne renonce à un combat qui exige de la modestie, car ce serait « une idée de toxico » que d'imaginer éliminer la drogue de nos sociétés ou tirer d'affaire tous les toxicomanes. On peut espérer que leurs combats respectifs, qu'ils visent la reconnaissance raisonnée du besoin d'ivresse de l'humain ou la reconnaissance du droit de chaque humain à une place dans la société, se rejoignent malgré tout pour le plus grand bien de tous, toxicomanes ou non.
« Drogues et dépendances », Denis Richard, « Dominos » Flammarion, 127 pages, 41 F (6,25 [219]).
« Nous sommes tous dépendants », Pierre Lembeye, éditions Odile Jacob, 213 pages, 140 F (21,34 [219]).
« La drogue est un prétexte », Francis Curtet, Flammarion, 2e édition, 229 pages, 90 F (13,72 [219]).
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