La santé en librairie
Comme le souligne dans son introduction Jeffrey Wigand, l'ancien vice-président de la recherche et du développement du cigarettier américain Brown et Williamson, « repenti » et transfuge de cette industrie, dont l'histoire a été racontée dans le film « Révélations », ce livre révèle les coulisses de l'industrie responsable du plus grand désastre sanitaire de l'histoire de l'humanité. Il raconte la fraude organisée perpétrée depuis des décennies par l'industrie du tabac.
Les documents internes de celle-ci parlent d'eux-mêmes : les cigarettiers ont toujours pratiqué l'imposture et la duplicité pour améliorer sans cesse leurs profits. Avec cette camisole chimique qu'est la tabac, ils détiennent un marché captif dont ils n'ont de cesse d'augmenter le cheptel par les méthodes les plus cyniques. Améliorer le produit lui-même, autrement dit, accroître la dépendance qu'il entraîne en modifiant sa composition, inciter à l'achat par le biais d'une publicité habilement adaptée aux interdictions, pratiquer le terrorisme juridique et commercial, toucher de nouvelles cibles moins protégées, donc, s'adresser aux jeunes, aux minorités pauvres des pays riches, au tiers-monde et, plus récemment, à l'Europe de l'Est, sont des stratégies savamment pensées et élaborées à grands frais.
Il faut dire que le marché est profitable, puisque l'industrie du tabac affiche des revenus annuels de plus de 120 milliards de dollars, somme qui dépasse le produit national brut de 180 pays sur 205 nations dans le monde.
Stratégie de conquête
C'est l'analyse d'une partie des notes internes (39 millions de pages au total) qui a permis à Gérard Dubois de retracer l'historique de cette guerre : de la dénégation de la dangerosité à l'apologie de la liberté, puis au renforcement sournois de la dépendance, en passant par la dissimulation pure et simple de la vérité. Après être restée sur la défensive quelques décennies, l'industrie a adapté sa stratégie au fur et à mesure de la diffusion des informations sur la nocivité du tabac. Ne pouvant plus argumenter de manière scientifique convaincante, elle est passée à l'attaque en déplaçant le débat sur le terrain des droits et des libertés individuelles, plus conforme à l'idéologie du moment. En 1996, par exemple, la campagne publicitaire de Philip Morris est fondée sur la banalisation et la culpabilisation des opposants : « La vie a toujours comporté des risques. A vous de décider lesquels sont importants. »
Parallèlement, elle a cherché à conquérir de nouveaux marchés où les contre-pouvoirs sont inexistants (pays pauvres, minorités des pays riches), ou bien dans des groupes pour qui fumer est signe d'émancipation (femmes, enfants). En Afrique, où la surveillance sanitaire est si mauvaise que l'industrie du tabac espère que les décès qu'elle provoque passeront inaperçus, son chiffre d'affaires ne cesse de croître.
Industrie du crime
A chaque page, le lecteur est un peu plus effaré par ces révélations et serait sceptique si chaque élément avancé ne provenait pas de notes internes incontestables. G. Dubois décortique les méthodes des cigarettiers, toutes comparables, même si entre eux la concurrence est rude : « Ce qui est clair, c'est que ce qui sépare l'industrie du tabac de l'industrie du crime n'a plus que l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette », dit-il. Tous les moyens sont bons pour élargir le cheptel des consommateurs, corruption du show-business, des milieux politiques et scientifiques, collaboration à l'économie souterraine, avec organisation de la contrebande. Rien n'est laissé au hasard, et les documents cités par le Pr Dubois révèlent la subtilité perverse des industriels qui ne lésinent pas sur les travaux de recherche quand il s'agit d'améliorer la capacité addictive de leur produit, sur la manipulation des médias dans le monde entier pour diffuser de fausses informations, sur la falsification des études (celles concernant la dangerosité du tabagisme passif, terreur des industriels, en est un exemple significatif). « Les produits du tabac sont les seuls produits légalement disponibles qui soient nocifs quand on s'en sert exactement comme prévu par le fabricant et non par accident », souligne-t-il. Ce sont aussi les seuls produits légaux qui tuent la moitié de leurs consommateurs !
Cette lutte a-t-elle un sens ? La question qui pourrait prêter à sourire (jaune) a pourtant été sérieusement posée, au point que les industriels soutenus par des économistes ont été jusqu'à utiliser l'argument euthanasique : le fumeur mourant plus jeune, la société économise, grâce au tabac, sa retraite et des frais de santé inutiles. Pour l'heure, les succès remportés dans cette lutte restent limités dans l'espace et le temps, et le soutien de la plupart des Etats envers des cigarettiers est massif.
Relâchement de la vigilance
En France, les morts dues au tabac constituent l'équivalent d'un Boeing 727 qui s'écraserait quotidiennement. « Quelle compagnie aérienne serait laissée en activité avec un tel résultat ? », demande G. Dubois.
Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que des victoires ont été remportées juridiquement par des victimes contre l'industrie du tabac aux Etats-Unis, aidées en cela par les révélations courageuses d'anciens employés. En France, depuis la loi Evin de 1991, « un relâchement de la vigilance et une politique inepte ont amené une stabilisation du tabagisme de 1997 à 2001 », note Gérard Dubois. L'expansion vers le tiers-monde et en Asie du Sud-Est est telle que « l'âge d'or de l'industrie du tabac pourrait être encore à venir », dit-il. Seule une internationalisation de la lutte contre cette industrie pharmacologique totalitaire, qui a fait près de 5 millions de morts en 2000 et en fera 8,8 en 2020, peut avoir une chance d'aboutir. Espérons que le premier traité international de lutte contre le tabac adopté à l'instigation de l'OMS ouvre une nouvelle ère.
« La mort des fumeurs n'est pour l'industrie du tabac qu'un problème de relations publiques (...). L'industrie du tabac tue, et elle le fait en connaissance de cause. Nous la savions mortifère. Nous la découvrons meurtrière », dit Gérard Dubois.
« Le Rideau de fumée : les méthodes secrètes de l'industrie du tabac », Seuil, l'Epreuve des faits, 370 pages, 21 euros.
Le tabac en pratique
En deux cents questions et autant de réponses concises, le livre de Béatrice Le Maitre, médecin, responsable de l'unité tabacologie au CHU de Caen, se propose d'expliquer ce qu'est le tabac, la cigarette, et comment se crée la dépendance, ce que l'on risque en fumant, les modalités éventuelles de l'arrêt, et les principes et obstacles de la prévention.
Si certaines données comme l'augmentation du risque de cancer bronchique ou de la vessie sont bien connues du grand public, d'autres le sont moins, comme celle de la pustulose palmo-plantaire, de l'acné ou de la DMLA, et méritaient d'être exposées. De nombreuses contre-vérités et autres idées reçues sur le tabac sont également critiquées avec objectivité par B. Le Maitre.
Sans pathos ni moralisme déplacé, cet ouvrage complet et rigoureux sera très utile à tous ceux qui sont concernés par le sevrage tabagique.
« Le Tabac en 200 questions », du Dr Béatrice Le Maitre, Editions de Vecchi, 190 pages, 14,03 euros.
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