Par Jeanne Poma
Un sentiment étrange. Comme cette petite seconde au réveil où l’on est encore plongé dans ses rêves. Cet instant minuscule où la réalité accourt au galop pour frapper l’esprit, le déchirer.
– Mademoiselle, je vous en prie… Respirez calmement… Souvenez-vous. Nous avons déjà fait ce travail ensemble, vous devez vous rappeler.
Je regarde ses yeux, il doit me voir désespérée.
– Vous avez été intégrée à la clinique il y a trois ans. Vous aviez eu un grand choc pendant vos études de médecine.
De quoi parle-t-il ?
– Je… Non, non… Vous vous trompez… Je suis médecin, je… C’est vous qui êtes mon patient. C’est grotesque, je…
Je n’arrive pas à rassembler deux idées, mon cerveau est complètement confus. Qu’ont-ils fait ? Cette piqûre… Ils m’ont droguée. J’ai tellement sommeil… Il faut que je tienne…
– Mademoiselle… Vous devez vous reprendre… Vous savez bien ce qu’il risque d’arriver si vous ne vous rendez pas à la réalité. La crise d’hier…
Son charabia continue. Il répète cette rengaine et sa voix se durcit peu à peu.
Je n’arrive pas vraiment à l’écouter ou je ne veux plus, je refuse d’entendre ce qu’il a à me dire, ce que je crains.
– L’aile gauche… J’ai tout fait pour vous l’éviter mais hier vous avez fait preuve d’une telle violence…
Ça me revient presque. Par vague, par éclair en pleine figure et sur mon crâne endolori. Cette femme que j’ai poussée, ce sentiment d’injustice…
– Vous êtes devenu un danger pour vous-même et pour les autres.
Deux jours ont passé et je suis toujours clouée à ce lit d’hôpital. Deux jours dans cette chemise de nuit en papier, deux jours que les infirmières me regardent comme une folle. Leur a-t-on donné des instructions ? Les a-t-on alertées d’un quelconque danger au cas où elles m’approcheraient ? Qu’a-t-on raconté ? Quelle distorsion a-t-on apporté à la réalité ? Qu’est-on prêt à faire pour protéger les terribles secrets que la clinique veut continuer à protéger ?
Les psychotropes m’empêchent d’avoir les pensées claires et je dors sans arrêt. Je dois apporter une réponse à Martin. Qui suis-je ? Est-ce bien moi son médecin ou est-ce l’inverse ? Ai-je terminé la médecine ? Et ces pilules que j’ingurgite… Leur aspect familier est-il dû à leur absorption régulière ou à leur prescription à d’autres patients ?
Le doute.
Il a suffi de quelques mots pour me laisser dévastée.
Vaciller entre mes certitudes et cette information. Elle est tellement absurde et pourtant si exquise à la fois.
Si je dois choisir, si je veux mettre un terme à cet état, dois-je accepter un éternel sommeil dans de la ouate ? Ou m’est-il encore permis de résister et de choisir une lutte impossible ?
– Appelez le Docteur Ginlois s’il vous plaît.
Dans l’embrasure de la porte, j’aperçois Monsieur Franklin, égaré lui aussi.
– C’est pour vous acheter des bonbons, me dit-il avec un faux dollar à la main.
Lorsque le docteur arrive, les mots passent à travers ma bouche comme une poignée de clous rouillés.
Oui, je souffre de schizophrénie. Non je n’ai jamais terminé mes études de médecine et je ne suis pas médecin. Non, je n’irai pas dans l’aile gauche pour me faire ravaler le cerveau. Oui, j’accepte ma maladie et je veux guérir.
Il me regarde droit dans les yeux.
Je ne vois plus dans ces yeux qu’un homme sournois et vicieux mais je lui offre mon plus beau sourire.
Je préfère laisser s’échapper ces quelques phrases attendues, être libre et me venger plus tard, plutôt que disparaître dans l’aile gauche, dans la peau d’un légume.
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