Dans ses ambitions, largement énoncées par les artistes eux-mêmes, et les poètes qui les encadrent (Breton, Aragon, Soupault, Eluard, Desnos, Artaud), le surréalisme est une arme révolutionnaire, pour changer le monde. Un art qui risque fort, dans une diffusion commerciale, ou dans l'enceinte clarifiée du musée, de perdre de sa signification originelle pour devenir un simple produit artistique ou culturel.
Il semblerait que l'exposition, dans sa splendeur et son beau développement spatial, a lavé le surréalisme de toute sa force scandaleuse, protestataire, pour le « donner à voir » au nom du plaisir.
Le très large public qui ne manquera pas d'aller visiter l'exposition (qui le mérite amplement) va se diviser en deux camps. Ceux (les jeunes) qui vont découvrir des uvres fascinantes qui restent probablement les témoignages de la plus passionnante aventure artistique et culturelle du XXe siècle, et ceux qui, ayant dépassé la cinquantaine, verront cet ensemble avec le regard un peu distant de quelqu'un qui feuillette un magnifique livre d'images. Car ce sont celles qui ont nourri leurs rêves, balisé leur territoire de réflexion, une sorte de géographie du merveilleux qui s'impose toujours à celui qui le découvre.
Art et littérature
Présentée dans une articulation assez serrée, retrouvant l'incitation à la déambulation rêveuse que suppose le labyrinthe, l'exposition est une sorte d'arpentage du surréalisme dans ses rapports étroits entre art et littérature, et c'est sans doute la part la plus novatrice de l'entreprise, celle qui met en regard des peintures et sculptures les nombreux livres illustrés par les mêmes artistes, d'autant que, contrairement aux uvres d'art, ceux-ci étaient restés dans le secret des bibliothèques et n'étaient pas connus, hors les spécialistes.
D'avoir limité dans le temps l'aventure surréaliste la tronçonne bizarrement dans l'intermède de la Dernière Guerre où l'exil de Breton aux Etats-Unis a en quelque sorte rendu les surréalistes restés en France orphelins.
L'après-guerre aura été une tentative assez laborieuse de reprise en main d'une troupe qui s'était dispersée, et de nouveaux courants (dont l'existentialisme) vont singulièrement freiner l'impact du surréalisme qui est alors rejeté dans l'Histoire, dans son passé. La mort de Breton (en 1966) porte un coup fatal à cette ultime tentative de survie. Il est cependant dommage que l'ultime génération qui avait tenté, en se regroupant autour du « Pape Breton », de faire survivre la force vitale du surréalisme, soit occultée par l'exposition qui s'en tient aux heures de plein emploi du groupe, de son temps de gloire.
Des absences plus surprenantes, que n'équilibrent pas des surreprésentations tout autant inexplicables.
En effet, pourquoi l'absence de Valentine Hugo, de Toyen, de Jacques Hérold, et une présence un peu forcée de Picasso qui n'aura été surréaliste que « le temps d'un été » et parce qu'il était de sa nature de « touche à tout », de frôler l'exercice de l'automatisme où il conserve cette verve graphique qui n'est qu'à lui ? Une présence excessive aussi de Max Ernst (mais qui s'en plaindrait tant est fascinante son imagerie sans cesse renouvelée) qu'on explique par l'intérêt tout particulier que lui porte le commissaire de l'exposition Werner Spiess, grand spécialiste du peintre.
Rêves enfantins
Le cheminement proposé (et qu'il vaut mieux respecter) ancre, d'entrée de jeu, l'histoire du surréalisme sur l'espace du merveilleux qu'imposait prématurément, avec une force dans la simplification de son énoncé, le prodigieux et incontournable Chirico. De même, et parallèlement, il convenait d'annoncer l'importance qui prendra la photographie (bien représentée dans son ensemble) avec le maître du genre, Man Ray.
La partie est annoncée, il suffit alors de mettre ses pas dans ceix de ces aventuriers qui non seulement vont inventer une imagerie toute nouvelle, mais explorer des techniques souvent innocentes qui relèvent du domaine de l'enfance et qu'ils portent aux sommets de leurs réussites. Le collage, l'assemblage, la décalcomanie, le frottage sont des exercices d'école maternelle, propres à éveiller un jeune esprit au pouvoir magique de l'improvisation, des rapports secrets avec la matière.
Avec une aisance merveilleux un Max Ernst, un Dominguez, en tirent des symphonies chromatiques inouïes, et Max Ernst principalement, grand amateur de ces techniques, des séries d'images qui conservent toute la fraîcheur de leurs origines enfantines et retrouvent la stupeur du rêve.
Les dolmens de Tanguy
Les imagiers en folie s'en donnent à cur joie. Magritte dans la peinture jeu de mot et gag, Dali dans les pernicieuses et délicieuses images ambiguës.
Cavalier seul, Miro fait fanfaronner la couleur, passe du rire au cri, du délice à la cruauté avec une aisance, une vivacité stupéfiantes. C'est dans une réserve plus grande que Tanguy fréquente les espaces daliniens. Il y dispose d'étranges balises de pierre, des dolmens d'une intime rêverie. La présence de la mer y est d'autant plus inquiétante. C'est une des révélations de cette exposition. L'uvre de Tanguy est peu représentée dans les musées français, l'artiste s'étant exilé outre-Atlantique et sa production y étant restée. Seul aussi, dans sa nursery sadique, Hans Bellmer qui inventa une anatomie pervertie en partant de simples poupées, comme on les faisaient en ces temps lointains, par morceaux assemblés par des élastiques, si bien qu'on peut en réinventer l'anatomie ; ce qu'il n'a pas manqué de faire, en faisant passer le frisson du viol.
Pour marquer à la fois les rapports historiques et conflictuels avec Dada, dont le surréalisme est la suite logique (mais aussi son contraire), Picabia figure avec des « transparents » majestueux et baroques, et Arp avec cette discrétion du murmure qui est dans sa manière. La confrontation de deux natures antagonistes embarquées dans la même aventure.
La photographie aussi
Isolé, superbe dans sa démarche, Giacometti fera dans l'espace du surréalisme un passage inventif, mystérieux, aventureux, avant de s'obstiner dans une quête figurative qui l'en éloigne et le fait rejoindre les camps « ennemis », dont la sympathie d'un Sartre, juste concurrent de Breton dans l'actualité culturelle de l'après-guerre.
Matta et Wifredo Lam, venus d'autres horizons, assument une sorte de relève du surréalisme dans cette vision universelle de la nature, entre cosmos et jaillissement végétal venu des forces de la terre. Ils sont bien dans ce sillage ouvert par André Masson, qui est, avec Max Ernst, l'autre grande figure du surréalisme aux origines de bien des aventures de l'art de l'après guerre, comme l'Ecole américaine qui leur doit ses techniques et jusqu'à cette vision ample de l'espace, cette fusion dans la matière, cette liberté annoncée par l'écriture automatique.
Avec la photographie qui développe sa propre aventure (Brassai, Kertesz, Dora Maar), l'appropriation de l'objet et sa déformation constituent une des lignes de force de l'aventure surréaliste. L'exposition en donne un choix aussi riche que divertissant, entre humour et trouvaille insolite (Meret Oppenheim, Maurice Henry, Joseph Cornell, Georges Hugnet) pour rendre à Marcel Duchamp la part qui lui revient de grand perturbateur de la pensée artistique. Depuis le ready-made qu'il a instauré uvre d'art, le simple choix d'un objet quelconque introduit dans l'espace du musée suffit à évoquer une création artistique. La leçon est sévère, sans doute responsable du désastre de l'art actuel. Et c'est bien ce qui marque la limite de l'aventure surréaliste, qu'il faut plutôt chercher dans l'étendue de l'espace investi par lui que dans une chronologie qui le condamnerait à disparaître après 1945, au prétexte que la guerre avait mis un point final à une certaine civilisation dont il aurait été le point d'orgue.
Centre Georges-Pompidou. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Nocturnes le jeudi jusqu'à 23 h. Jusqu'au 24 juin. Entrée : 8,5 euros.
Lecture : l'excellent ouvrage de vulgarisation d'Alain et Odette Virmaux, « les Grandes figures du surréalisme », éditions Bordas, pour tout public.
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