«EN CAMPAGNE, nous rencontrons bien sûr peu de cas de stress au travail, constate le Dr Michel EDO (Lamalou-les-Bains, 34) : les relations professionnelles y sont moins contraignantes qu'en ville et les patients, plus fatalistes, encaissent sans doute plus facilement les difficultés.» « Quelques personnes évoquent en consultation leurs problèmes liés au travail, puisque nous sommes leurs confidents, confirme le Dr Christian Dauzat (Saint-Beauzire, 63), mais nous n'enregistrons pas d'évolution particulière.»
Le diagnostic des médecins qui exercent en ville, en revanche, est unanime : «Les plaintes exprimées par les patients au sujet de leurs difficultés professionnelles sont globalement plus nombreuses et plus insistantes, estime le Dr Vincent Gendrin (Bayeux, 14). Et elles se payent moins de bonnes paroles qu'autrefois.»
Dans certains cas, les faits sont caractérisés : «Un de mes patients vient d'engager une procédure pour harcèlement, dans une entreprise où j'avais déjà relevé plusieurs cas de maltraitance», relève le Dr Loïc Simon (Meslay, 53). «J'ai suivi un livreur qui trouvait tous les matins les quatre pneus de son camion crevés. On voulait le pousser à la démission et l'abcès a pu être percé par une bonne discussion», raconte le Dr Marc Glassiot (Dunkerque, 59). Mais, le plus souvent, les expressions du mal-être au travail doivent être décryptées. «On est souvent devant des tableaux psychosomatiques, le patient se plaint d'avoir mal partout, d'être victime de surmenage et de troubles du sommeil», observe le Dr Gendrin. «Ils évoquent rarement la notion de stress au travail, remarque le Dr Michael Dummer (Nice, 06), préférant par exemple parler d'attaques de panique.»
Deuxième motif de consultation.
De fait, la symptomatologie est variée : «De l'asthénie bénigne aux états anxioréactifs ou dépressifs majeurs, la gamme est étendue», note le Dr Anne-Marie Loscheider (Paris 9e), qui constate que, dans un cabinet comme le sien, «après les classiques rhino-pharyngites, la souffrance au travail est devenue le deuxième motif de consultation».
Comment expliquer cette « épidémie » ? Pour le Dr Simon Vidil (Sète, 34), «deux facteurs se conjuguent: l'entreprise est devenue plus anxiogène et, simultanément, le seuil de résistance des salariés aux frustrations professionnelles s'est abaissé».
«Il suffit de se promener en ville, remarque le Dr Dummer, pour voir que les gens sont de moins en moins enclins à se tolérer les uns les autres: les piétons se percutent parce qu'ils refusent de faire un pas d'évitement, et les automobilistes profèrent davantage d'insultes.»
Quand même, les temps économiques sont durs, note le Dr Guy Darmon (Marseille, 13) : «De la base au sommet, on attend de plus en plus de rendement et de performance de la part des salariés. Pas étonnant qu'ils soient de plus en plus nombreux à éprouver le sentiment de ne pas être à la hauteur, avec toutes les conséquences en termes de perte d'estime de soi.»
Comment les généralistes prennent-ils en charge ces patients que leur adressent les médecins du travail ? «Avec un patient dont les relations sont dégradées par l'alcool, la prise en charge sera classique», relève le Dr Glassiot. De même, «si les faits de harcèlement sont caractérisés, on pourra tenter d'y remédier de manière objective, témoigne le Dr Dominique Farhi (Aurillac, 15), en intervenant auprès des dirigeants de l'entreprise concernée. Quitte à aller en justice, en cas de blocage».
Malades du quotidien et du lendemain.
Restent tous les autres cas : «Le mal-être dont nous sommes les confidents n'est pas que professionnel, souligne le Dr Patrick Charvet (Lyon, 1er) : c'est tout son quotidien qui meurtrit le salarié, avec les difficultés de transport, de vie familiale, de pouvoir d'achat. Tout son quotidien et tout son avenir aussi: beaucoup de gens ont perdu espoir en leur avenir et en celui de leurs enfants. Devant ces déprimes, le soutien par la verbalisation peut agir, en invitant le patient à relativiser, à patienter et à tenter de construire un projet personnel. Une thérapie comportementale peut également fournir une aide.»
«La prise en charge médicamenteuse peut être nécessaire, rappelle le Dr Glassiot, avec les anxiolytiques et les antidépresseurs.»
Les arrêts de travail doivent aussi être envisagés. «Souvent, le patient est dans une attitude ambivalente, à la fois désireux de s'arrêter et ne voulant pas se mettre en danger en quittant l'entreprise», explique le Dr Charvet.
De fait, confirme le Dr Loscheider, «un premier arrêt d'une dizaine de jours risque de précipiter le patient dans une spirale de victimisation. De prolongation en prolongation, son sort professionnel risque d'être scellé dès lors qu'on atteint le cap fatidique des trois mois d'arrêt. Sauf exception (type Education nationale ou fonction publique territoriale), la plupart des entreprises déclenchent des procédures de licenciement».
La marge de manoeuvre est donc étroite. Et frustrante : «Trop souvent, poursuit la généraliste parisienne, nous en sommes réduits à attendre que le patient atteigne une phase véritablement dépressive pour lui prescrire un traitement. Mais les médicaments ne pourront jamais remédier aux causes directes de la souffrance au travail.»
Convoqué sur des terrains socio-économiques conflictuels, exposés aux inquisitions des organismes sociaux, démunis de formation appropriée sur le sujet, les généralistes, quand ils ont répondu au « Quotidien », ont donc fait part de leur frustration face à la multiplication de ces nouvelles pathologies du travail. Encore plus nombreux ont aussi été ceux qui n'ont pas souhaité nous répondre, confirmant, par leur silence, un massif sentiment d'embarras.
Ce qui est prévu pour la santé au travail
– Troubles psychosociaux (stress, dépression...) : publication du rapport de Philippe Nasse et Patrick Légeron, sur la définition et la mesure de ces risques ; négociation le 7 avril entre les partenaires sociaux sur la transposition en droit français des accords européens sur le stress, la violence au travail et le harcèlement.
– Troubles musculo-squelettiques (TMS) : campagne d'information dans les médias à partir d'avril à destination des salariés et des entreprises.
– Risques CMR (substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction) : remise en juin d'un rapport sur la traçabilité des expositions à ces risques par le président de la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de l'assurance-maladie, Franck Gambelli (MEDEF) ; campagne de sensibilisation auprès des entreprises, en 2008.
– Services de santé au travail : arbitrages ministériel lors de la deuxième conférence sur les conditions de travail, prévue au printemps ; étude en partenariat avec les ministères de la Santé et de l'Enseignement supérieur pour instaurer dans la formation initiale des médecins un cycle de formation à la santé au travail.
– Prévention des risques professionnels : remise à la mi-avril par le Pr William Dab d'un rapport sur la formation des managers dans les grandes écoles aux conditions de travail et à la santé au travail ; trois sujets soumis à une négociation paritaire patronat-syndicats, l'amélioration des conditions de travail dans les petites entreprises, le renforcement des CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et le droit d'alerte des salariés sur la santé au travail.
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