Lorsqu’il développe ce thème, Antoine Gessain explique que, dans l’enquête étiologique, il convient d’établir tout d’abord la relation causale entre le virus et la survenue d’un cancer. Alors que certains de ces agents infectieux sont très fréquents dans l’espèce humaine (EBV, virus de l’hépatite B, papillomavirus…), seul un très faible pourcentage d’individus (de l’ordre de 0,1 à 5 %) développeront une tumeur. «L’exemple le plus frappant est l’EBV, qui infecte plus de 95% de la population mondiale. Nous sommes ici très loin de la notion classique: un agent infectieux, une maladie.» Démontrer ce lien de causalité n’est pas toujours chose simple, poursuit le virologue, «parce que la maladie survient souvent longtemps après l’infection, jusqu’à quarante, voire soixante ans plus tard; et que, en outre, des cofacteurs sont très souvent associés, qui favorisent l’émergence du cancer associé». Il cite en exemple le sarcome de Kaposi dont l’agent est l’HHV8. Alors que seulement quelques personnes sur plusieurs milliers de porteurs du virus vont déclarer spontanément l’affection dans les zones d’endémie virale, comme l’Italie ou la Grèce, la fréquence du sarcome de Kaposi s’accroît considérablement chez les patients immunodéprimés (greffés, mais surtout infectés par le VIH). L’HHV8 est l’agent étiologique absolument nécessaire, mais il n’est pas toujours suffisant. «Cette notion de cofacteurs est indispensable à connaître en prévention. En agissant sur eux, il devient possible d’éviter la survenue de la tumeur ou au moins de diminuer grandement son incidence.»
Pour établir l’implication du virus, «nous nous fondons sur un faisceau d’arguments». Il faut : que l’agent étiologique existe dans toutes les tumeurs ; que l’infection précède son apparition (d’où l’intérêt des enquêtes prospectives à grande échelle) ; reproduire les tumeurs dans des modèles expérimentaux, ou au minimum, en biologique moléculaire, reproduire la tumeur au niveau cellulaire en y introduisant le gène suspect du virus.
«C’est ainsi que sur l’ensemble de ces arguments épidémiologiques, prospectifs, moléculaires… il devient possible d’associer le virus à une tumeur donnée», achève le Dr Gessain.
Le plan épidémiologique
Reste à évaluer l’ampleur du problème au plan épidémiologique. «On peut considérer comme très probable que près de 20% des cancers sont liés à des agents infectieux. Parmi eux, 15% environ sont des virus, les autres 5% sont dus au cancer gastrique, lui-même en relation avec une bactérie, Helicobacter Pylori ».
En ce qui concerne la quantification, les plus fréquents des cancers viro-associés sont les cancers du col avec près de 500 000 femmes atteintes annuellement. Viennent ensuite les hépato-carcinomes liés au virus de l’hépatite B avec près de 340 000 cas ; ou au virus de l’hépatite C (200 000 cancers) ; puis les cancers du naso-pharynx (80 000 cas), certains lymphomes et certaines formes de la maladie de Hodgkin liés à l’EBV ; les sarcomes de Kaposi (60 000) dus au HHV8 et, enfin, les leucémies T de l’adulte induites par l’HTLV1. «Tout cela fait globalement près de 1500000cancers par an dus à des virus.»
Leur distribution géographique est variable. Il existe cependant une prédominance dans les pays en développement (25 % de tous les cancers) où ces agents infectieux oncogènes sont plus prévalents.
Les voies de pénétration dans l’organisme sont bien connues. Alors que la transmission mère-enfant est importante ou prédominante pour l’EBV, l’HHV8, l’HTLV1 et le virus de l’hépatite B en zone de forte endémie, la voie parentérale et/ou sexuelle est importante pour le virus de l’hépatite C, l’HPV ( «on peut ainsi considérer que le cancer du col est l’une des MST les plus fréquentes») et le VIH. Or le mode d’acquisition est, dans certains cas, fondamental par rapport au type de maladie que va développer le sujet infecté.
L’exemple du HTLV1
A titre d’exemple, Antoine Gessain décrit l’infection par l’HTLV1, un rétrovirus (virus à ARN) qui touche de 15 000 000 à 20 000 000 de personnes dans le monde. «Il est responsable d’une grave maladie neurologique, la paraplégie spastique tropicale, mais aussi d’un cancer, l’ATL, pour “adult Tcell leukemia“ .Cette leucémie n’apparaît que chez 1 à 3% des sujets infectés. Elle est à la fois rare et gravissime, avec une survie médiane de l’ordre de six mois dans les formes aiguës. Les études épidémiologiques ont mis en évidence que l’ATL se déclare uniquement chez les adultes ayant acquis le virus par l’allaitement maternel prolongé.» La contamination par voie sanguine conduit, quant à elle, à une maladie neurologique. «Les modes, les doses et les voies d’infection sont donc fondamentaux dans l’évolution de l’infection virale et l’émergence éventuelle ultérieure des cancers.»
On comprend ainsi quels peuvent être les moyens de la prévention. Si l’on veut éliminer l’une des leucémies les plus sévères, il suffit de tester pour l’HTLV1 les femmes enceintes (comme cela se fait actuellement dans plusieurs pays comme le Japon, mais aussi en France, en particulier aux Antilles et en Guyane, zones de forte endémie virale) et, chez les quelques centaines de femmes séropositives, de conseiller soit de limiter la durée, soit, mieux, d’éviter l’allaitement. La situation est similaire, quoique moins tranchée, pour l’hépatite B. Nombre de ceux qui déclarent en zone de forte endémie virale un hépatocarcinome ont acquis le virus B par voie périnatale. C’est ainsi que, dans ces zones d’endémie importante, la vaccination contre le virus de l’hépatite B dans l’enfance permet de diminuer grandement l’incidence de cette tumeur chez l’adulte jeune. «Vacciner, c’est aussi bien sûr diminuer le nombre de porteurs, donc les contaminations interadultes et, à terme, le nombre de nouvelles infections chez l’enfant et, donc, de cancers», conclut Antoine Gessain.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature