Si le thème de l’innovation est intrinsèquement lié aux évolutions de la science et des technologies, il trouve un écho particulier dans l’actualité qui met sur la sellette la probité et l’indépendance des circuits d’évaluation de l’ensemble des produits de santé. On le voit bien aujourd’hui, les contextes d’innovation évoluent. Jean-Yves Blaye, oncologue au centre Léon-Bérard à Lyon et président de l’EORTC (European Organisation for research and treatment of cancer) souligne qu’en oncologie, le concept lui-même d’innovation a été considérablement bouleversé au cours des dernières décennies. « Notre classification et notre compréhension de la maladie changent de façon rapide », rapporte-t-il. La biologie moléculaire a en effet permis d’affiner les connaissances et de particulariser les cancers. Une distinction par organe, si elle reste pertinente, est néanmoins devenue insuffisante. Ainsi par exemple, il n’existe pas un, mais des cancers du sein. La précision de la classification des tumeurs fait quasiment de chaque cancer une maladie rare en soi. Dès lors, la cancérologie clinique qui était basée sur de grands essais pour inclure le plus grand nombre de malades est en train de changer de paradigme. Il n'y a pas de groupe homogène de patients. Il devient difficile de standardiser les diagnostics moléculaires. Les études à grande échelle ne semblent plus avoir d’avenir. « Il va falloir construire de nouveaux essais cliniques, qui intègrent des outils moléculaires fiables. C’est pour la communauté de la cancérologie un véritable challenge, culturel et économique. »
Fédérer absolument
Ces changements doivent faire fi d’une raréfaction de la ressource médicale, et d’une lacune française en terme de double culture (médicale et scientifique) des oncologues. Cela passe, pour le président de l’EORTC, par une mutualisation des moyens et une mise en réseau des équipes conduisant des essais cliniques, y compris au niveau européen. Enfin, même si le gouvernement a desserré les cordons de la bourse pour soutenir la recherche, le problème du financement reste important. L’arrivée de l’Institut national du cancer (Inca) a permis de fédérer les ressources et les énergies. Christian Caillot, son responsable des essais précoces, se félicite que l’Institut puisse faciliter l’accès aux molécules innovantes pour les patients. Il mentionne deux projets en cours de nature à soutenir l’innovation : la labellisation de 16 centres labellisés de phase précoce (CLIP) sur le territoire français – pour améliorer la qualité et le nombre des essais cliniques ainsi que la mise en œuvre de partenariats internationaux. Une collaboration avec le prestigieux NCI américain (National Cancer Institute) est en signature. Il permettra à l’Inca d’être informé de l’ouverture d’essais cliniques outre-Atlantique et d’y associer les Clip français. Un patient du centre de lutte contre le cancer Bergonié à Bordeaux inaugure ce rapprochement en participant à une étude américaine.
Jean-Yves Blaye a souligné l’importance des patients dans la mise au point d’essais cliniques : « Nous devons également travailler avec les associations de patients. Il faut les écouter et intégrer leurs remarques dans la conduite de ces essais. » Cette coopération est d’autant plus importante que ces derniers expriment des besoins globaux, et pas uniquement centrés sur la thérapeutique. Certes, le critère premier de l’innovation reste la guérison. Mais, comme l’a rappelé Régine Gonière, présidente de l’association Vivre avec, les patients ne peuvent envisager d’innovation thérapeutique sans la prise en compte du retour à domicile. « Actuellement, cela relève du bricolage. Il n’y a pas de véritable prise en charge globale. Il manque une coordination entre les acteurs sociaux, médicaux et paramédicaux. » Le marché est pourtant en pleine explosion, mais il échappe encore à une évaluation qui permettrait de mieux l’organiser et de faciliter son accès aux patients. Joseph Gligorov, oncologue à l’hôpital Tenon (AP-HP) à Paris pointe du doigt une autre carence. « Si l’innovation se caractérise pour les patients par la possibilité d’intégrer des essais thérapeutiques, seulement 10 % d’entre eux y sont inclus. » Il souhaite que les médecins aient eux-mêmes accès à l’information sur les essais cliniques en cours pour orienter les patients qui souhaiteraient les intégrer. Les outils de communication développés par l’Inca doivent faciliter la diffusion de cette information.
Freins à l’innovation
D’autres facteurs peuvent également freiner l’accès à l’innovation : le niveau social, l’âge et l’implantation géographique. Michel Marty, directeur du centre des innovations thérapeutiques en oncologie et hématologie à l’hôpital Saint-Louis (AP-HP) ajoute que, pour les quinze années à venir, les obstacles à la diffusion seront en grande partie liés au déficit d’oncologues et de généralistes. Joseph Gligorov ajoute un écueil : l’effet « secondaire » de la précision des groupes : « Est-il par exemple possible d’avoir une AMM pour une sous-population qui en fait pratiquement une indication orpheline ? » Et de demander que l’on puisse permettre aux médecins d’utiliser ce qui existe, sans attendre une AMM. Il aimerait plus de souplesse de la part des tutelles, bien conscient toutefois que le contexte de défiance à l’égard des laboratoires et de l’Afssaps notamment rende politiquement incorrect un tel souhait. Il n’y a de ce fait pour lui pas d’équité à l’accès à l’innovation.
Enfin, il dénonce la pression économique croissante que les tutelles et le gouvernement font peser sur les praticiens. « Je ne veux pas prendre en compte cet aspect économique, même si – reconnaît-il – on va me limiter. » Il regrette que se répande l’idée que « la France ne pourra pas payer ». Marie-Christine Woronoff-Lemsi, professeur de pharmacie au CHU de Besançon ne partage pas cette approche : « En France, l’innovation en cancérologie est généreuse. Le plan cancer a permis aux patients d’y accéder dans les hôpitaux, grâce notamment à la liste des médicaments en sus – hors GHS. Mais l’innovation n’est-elle pas vendue à prix élevé ? » On le comprend donc : les points de vue diffèrent selon les critères et les objectifs. Un médecin peut privilégier une approche thérapeutique là où un pharmacien peut être tenu de rendre des comptes. Et s’il est une constante à trouver, elle concerne le délai de mise au point d’une innovation. Il faut (encore) compter entre dix et quinze ans pour inventer et développer un nouveau médicament, souligne Alfredo Zurlo, directeur médical oncologie hématologie chez Roche.
Anticancéreux, 1% du budget de l’assurance maladie
Est-il possible de mesurer l’impact médico-économique de l’innovation ? Jean-Jacques Zambrovski, médecin, économiste de la santé à l’université Paris V, entend démontrer, chiffres à l’appui, que les anticancéreux en réduisant la mortalité précoce, (le cancer est la première cause de mortalité en France avec 28 % des décès. 40 % de cette tranche concerne une population qui n’a pas atteint l’âge de la retraite) limitent son impact économique sur la collectivité. « En 2004, 17 milliards d’euros par an de production ont été potentiellement perdus », affirme-t-il. En outre, poursuit-il, l’assurance maladie consacre 10 % de son budget (soit 15 milliards d’euros) à la lutte contre le cancer et « seulement » 1 % pour les anticancéreux hors GHS. Sa conclusion est donc que les anticancéreux ne seraient pas aussi chers que certains voudraient le faire croire. Et d’ajouter : « On ne peut pas culpabiliser les patients ni les soignants à qui l’on reproche parfois d’avoir la main lourde. » Josy Reiffers, directeur général de l’Institut Bergonié à Bordeaux nuance ces propos : « Je suis favorable à ce que les patients soient informés du prix des prestations qu’on leur offre, sans les culpabiliser. » De son côté, il déplore des disparités territoriales pour des activités innovantes non tarifées (génétique moléculaire, radiographie interventionnelle). « Elles sont financées par des enveloppes Migac qui très souvent font l’objet d’un accord avec les ARS. » En revanche, il se félicite qu’un quart des 20 milliards du grand emprunt consacré à la recherche soit alloué à la branche « biologie santé ».
Liste en sus, 4,5 milliards par an
Dominique Maigne, délégué général de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer (FNCLCC) rappelle que dans le cadre du dispositif T2A, la liste des médicaments en sus a permis l’accès à l’innovation, sur tout le territoire. Pour lui, l’impact économique n’est pas négligeable, mais totalement maîtrisé d’un point de vue qualitatif : « La liste en sus représente 4,5 milliards d’euros par an. Les anticancéreux portent sur 1,4 milliard d’euros et sont totalement sous référentiel de bon usage. » La notion de bon usage est également défendue par Aline Mousnier, pharmacienne, coordonnatrice de l’Omedit Paca Corse : « Il faut développer cette notion et éliminer toute prescription inutile, affirme-t-elle, même si certains praticiens estiment que ce bon usage constitue un frein. » Selon qu’on se place du côté du patient, du praticien, du laboratoire, du régulateur ou du payeur, la valeur de l’innovation diffère donc sensiblement.
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