ETUDE DE CAS
Oui, le « drame des Jardies » a bien eu lieu. C'était le 27 novembre 1882, à Ville-d'Avray, dans la petite maison des Jardies, ancienne demeure de Balzac, que Gambetta avait acquise en 1879. L'homme d'Etat s'est-il, comme il le prétend, blessé tout seul en examinant son arme (version officielle) ? A-t-il eu dispute avec sa maîtresse, Léonie Léon ? Et si oui, dispute entre amants ou entre un homme politique et une soit-disant espionne à la solde de l'Allemagne ? On ne le sait pas. Peu importe, ce qui nous préoccupe ici est la question suivante : de quoi Gambetta est-il mort un mois plus tard, le 31 décembre 1882 ? Des suites de ce coup de revolver, comme le veut la légende, ou de tout autre chose ?
Selon les premières constatations médicales, la balle a pénétré dans la paume de la main au-dessus du pouce, a suivi l'avant-bras et est ressortie sur la face externe, à cinq centimètres au-dessus du poignet.
L'accident a lieu à 11 heures et demie du matin. Dix minutes plus tard, arrivent les Drs Gilles et Guerdat, qui font une compression pour arrêter l'hémorragie et recommandent le lit. Le Pr Lannelongue, ami de Gambetta, est là deux heures plus tard. Dans son livre « Clinique chirurgicale », il consigne les faits, dont voici quelques extraits :
« M. Gambetta crut tout d'abord que la balle n'était pas ressortie, (...) il fit plusieurs tentatives de compression pour l'extraire. Bientôt, une tache de sang sur la manche de la chemise fit découvrir l'orifice de sortie (...) MM. les docteurs Gilles (de l'hospice Bézin) et Guerdat (de Ville-d'Avray) arrivent alors et procèdent à un pansement légèrement compressif qui arrête l'hémorragie. »
Au chevet de Gambetta, après Lannelongue, se succèdent Trélat et Verneuil, puis Siredey et Fieuzal. Tout ce monde est d'accord : le pansement, refait par Lannelongue au début de l'après-midi, sera surveillé par trois internes qui se relaieront jour et nuit.
Le 6 décembre, Verneuil et Trélat estiment que la guérison est acquise. Mais, le 9 décembre, Gambetta ressent à l'abdomen
« de cruelles douleurs ». Lannelongue vient. Le 10 décembre, il écrit :
« Le malaise abdominal s'est encore accentué. Gambetta déclare que, la veille au soir, en faisant des efforts, il a subitement ressenti une vive douleur dans le flanc droit, dont il précise mal le siège. Cette douleur a déterminé de l'insomnie, et le lendemain, il s'en est plaint encore, quoiqu'elle semble moins accentuée. L'état saburral est plus prononcé, l'inappétence est complète. »Pérityphlite
Le 11 décembre, Gambetta refuse toute nourriture ; c'est le dégoût absolu.
« Je crois que la typhlite est ce qu'il y a de plus probable », diagnostique Siredey (à l'époque, on ne parle pas d'appendicite).
Le 19 décembre, les constatations sont les suivantes : « Le ventre est souple et d'aspect uniforme : l'exploration de la fosse iliaque droite est facile et fort peu douloureuse superficiellement ; on observe, dans sa partie plus élevée, à deux travers de doigts environ au-dessus de l'épine iliaque supérieure, un empâtement très profond et douloureux à la pression, de forme allongée et cylindrique, ressemblant à un boudin. Cet empâtement suit le trajet du côlon ascendant et cesse d'être senti au-delà d'une longueur de trois à cinq centimètres environ. » En clair, cette description correspond à la pérityphlite, à savoir une inflammation greffée sur le caecum et de nature à provoquer soit la péritonite simple, soit la péritonite par perforation.
Dès lors, une consultation générale a lieu, rassemblant Charcot, Fieuzal, Gilles, Lannelongue, Siredey, Trélat et Verneuil. Lannelongue est formel : il faut opérer. Les autres craignent que le malade (diabétique et syphilitique) ne puisse la supporter. Alors, Gambetta n'est pas opéré. Lannelongue est écarté.
La voie extrapéritonéale lombaire
Quel geste Lannelongue voulait-il pratiquer ? « L'opération que je proposais de faire n'était pas celle de l'appendicite actuelle. J'avais projeté d'arriver sur le caecum par la voie extrapéritonéale lombaire. La nappe purulente rétrocaecale eut été ouverte indubitablement et, selon les circonstances, j'aurais suturé ou non l'ulcération du caecum ou de l'appendice et fait, dans tous les cas, le drainage du foyer. Mes propositions furent rejetées dans les consultations du 23 et du 28 décembre. A partir de ce moment, on cessa de m'accorder autour de Gambetta la confiance dont j'avais joui jusqu'alors ; on m'invita même indirectement à ne pas revenir et j'aurais certainement laissé la place libre sans mon dévouement et mon affection pour Gambetta, qui duraient depuis de longues années. Je ne voulais pas abandonner un ami au moment surtout où il allait mourir en l'absence de toute famille. »
Après trois jours d'une apparente amélioration, les 25, 26 et 27 décembre, l'état de Gambetta s'aggrave. Les 29 et 30, il est très somnolent. Le 31, il rejette le café qu'on lui offre, vomit le champagne qu'on lui fait boire. A 22 h 45, il prononce ses derniers mots. Cinq minutes avant minuit, il meurt à l'âge de 44 ans.
A l'autopsie, on retrouve du pus qui constitue la preuve de l'abcès appendiculaire ; l'appendice est perforé en deux endroits adhérents à la paroi du caecum et baigne dans le foyer purulent.
Source : l'article d'Alexandre Zévaès dans « Miroir de l'histoire » de décembre 1952.
* Sur Lannelongue, voir « Histoire de la médecine » n° 2 (17 octobre 2002).
Léonie et Léon
C'est très précisément le 27 avril 1872, après quatre ans d'efforts pour le conquérir, que Léonie Léon devient la maîtresse de Léon Gambetta. Au cours de leur liaison qui durera dix ans, jusqu'à la mort de l'homme d'Etat, Léonie a eu sur son amant une influence considérable. « Elle l'a soustrait à ses habitudes de bohème et d'existence désordonnée, raconte Alexandre Zévaès ; elle lui a enseigné une certaine élégance, l'usage de l'habit et de la cravate blanche et, comme le dit Ludovic Halévy, à ne point "se vautrer" sur un canapé. Politiquement, comme elle était très pieuse, elle a contribué (...) à l'éloigner de l'anticléricalisme militant et résolu qui avait marqué les premières étapes de la vie politique, et à lui substituer une large tolérance concordataire à l'égard de l'Eglise catholique. »
Que fait-elle lorsque, le 31 décembre 1882, Gambetta est mort ? « Elle se penche sur son front encore moite, en qui elle a placé tant d'espérances désormais irréalisables ; elle l'embrasse avec ferveur, avec lenteur. Puis, entassant rapidement dans une valise quelques vêtements et quelques souvenirs, elle quitte cette maison des Jardies qui avait abrité leurs amours. Elle disparaît dans le silence et dans la nuit. »
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