De notre envoyée spéciale à Londres
« En France, tout ce qu'on croit savoir sur le système de santé anglais, c'est qu'il est nul ! », se rappelle en riant le Dr Isabelle, qui, depuis qu'elle s'y est frottée, a radicalement changé d'avis. Après deux années de remplacement à Clermont-Ferrand, cette jeune trentenaire a décidé de répondre à l'offre de recrutement du système de santé national britannique (NHS), et a fait la traversée avec mari et enfants voilà deux ans. En Grande-Bretagne, la pénurie de blouses blanches oblige le gouvernement à se tourner de plus en plus vers l'étranger (« le Quotidien » du 14 octobre 2002). Résultat : un médecin sur trois employé par le Service national de santé (NHS) et une infirmière sur dix n'ont pas la citoyenneté britannique.
Un stage de huit semaines
Le gouvernement veut aller plus loin, et compte recruter 200 médecins généralistes, ou GPs (General Practitioners), en provenance de l'Union européenne d'ici à 2004. Le NHS se donne les moyens pour recruter : un stage d'adaptation de huit semaines est proposé à l'arrivée des candidats. C'est ainsi que le Dr Isabelle a suivi une session de formation en juillet 2001, et travaille depuis dans un cabinet à deux pas de la gare Waterloo, en plein cur de Londres. Il faut dire que la pénurie est particulièrement aiguë dans la capitale britannique. Les départs à la retraite y sont nombreux, et les jeunes diplômés londoniens filent s'installer en province à la première occasion. Le ministère de la Santé estime à 1 500 le nombre de GPs à recruter pour combler la pénurie à Londres.
C'est donc là que s'installent de préférence les médecins français en quête d'une expérience professionnelle outre-Manche.
Agence de recrutement
La caisse de Sécurité sociale du sud-est de Londres a mis une stratégie au point avec une agence de recrutement internationale, « Strade Consultant », pour attirer les recrues européennes dans son secteur où l'immigration, très forte, a fait fuir les médecins britanniques. Strade « chasse les têtes » tout azimut, en France, notamment, et les enseignants du King's College de Cambridge se rendent à Londres pour apprendre aux candidats l'anglais médical et courant, et leur décrire le système de santé britannique.
Ce jeudi-là, le directeur de Strade, Antony Brown, reçoit le Dr Marie-Christine Villard, 41 ans, PH dans les Alpes. Le Dr Villard est tentée par le déplacement, et vient prendre des renseignements sur le stage.
Autour d'une tasse de thé, Antony Brown, patiemment, explique le fonctionnement du NHS, l'intérêt du stage d'initiation et le succès remporté par la dernière session : dix des onze médecins généralistes français veulent rester. Antony Brown paraît très motivé. Il y a de quoi. « Strade » touche une belle commission du NHS pour chaque candidat enrôlé. Bien qu'elle ne comprenne que partiellement le discours d'Antony Brown, qui ne touche pas un mot de français, le Dr Villard semble séduite. « Il y a un an, explique-t-elle, j'ai déjà tenté de faire cette démarche seule ; je suis venue, j'ai serré des mains, j'ai proposé mes services aux confrères londoniens. Mais je me suis heurtée à un problème de langage : on me disait OK à condition de parler un anglais courant. Or ce n'était pas mon cas. » Du coup, quand le Dr Villard est tombée sur l'annonce de « Strade » dans « le Quotidien », elle n'a pas hésité à prendre contact avec eux, puis à faire le déplacement pour prendre des renseignements. « L'offre est royale, ce serait dommage de la laisser passer », ajoute-t-elle.
42 heures par semaine, 16 malades par jour
Son exposé terminé, Antony Brown emmène sa recrue potentielle voir de ses propres yeux à quoi ressemble un cabinet britannique. Celui-là a de quoi séduire. Situé dans une ancienne église, l'endroit ne manque pas de charme, avec ses vitraux, ses murs en brique et sa belle hauteur sous plafond. Le Dr Villard est accueillie par le Dr Govindah Paratien, un Français d'origine mauricienne, qui a quitté son cabinet strasbourgeois pour travailler à Londres. Tout en faisant le tour du propriétaire (le Dr Paratien est partenaire depuis cinq ans), le Dr Paratien raconte au Dr Villard pourquoi il se plaît tant ici. Le rythme de travail, d'abord : « Je fais 42 heures par semaine, je vois 16 malades par jour, pas plus ». Les sous, ensuite : « Un généraliste gagne autant qu'un spécialiste ; ici, on n'est pas le raté de l'internat. A titre d'exemple, une garde de cinq heures rapporte entre 260 euros et 1 100 euros ». Et puis, la vie à Londres est cosmopolite ; elle a donc d'autres atouts : le Dr Paratien s'y sent parfaitement à l'aise, et n'a jamais entendu des remarques sur ses origines. « Très bien tout ça, mais les patients, eux, ne sont-ils pas lésés par un système de santé un peu défaillant ? », interroge le Dr Villard. « Ah, encore les préjugés ! soupire le Dr Paratien en levant les bras au ciel. J'insiste, ce mythe de la médecine britannique catastrophique doit tomber. L'Angleterre compte 36 000 GPs, contre 65 000 en France. Pour autant, les délais pour un rendez-vous dépassent rarement deux ou trois jours ici, et les soins sont de qualité. Alors, où est le problème? » Le Dr Villard repartira confortée dans son envie de réaliser son rêve : devenir GP au NHS.
« Le temps de vivre »
Le Dr Isabelle, celle qui croyait « nul » le système de santé britannique, se rappelle qu'elle aussi a dû vaincre bon nombre d'appréhensions avant de traverser la Manche. Avant, elle avait « peur du NHS, de l'anglais médical, de la façon de prescrire... ». Le stage du NHS lui a donné de bonnes bases, et, depuis, elle n'a aucun remords. « J'ai trouvé très vite du travail. Ici, je fais de la vraie médecine générale, de la pédiatrie et de la gynécologie, on ne voit pas que les rhumes et les crachats ! En fait, on ne garde que les patients intéressants, car les infirmières font les actes de routine. » Ce qui lui plaît le plus ici, c'est l'absence de paiement à l'acte. « Je trouvais la fin de la consultation exécrable en France », se souvient-elle.
Cette absence de l'argent rend la relation avec le patient « plus confortable », juge aussi le Dr Lefeuvre, GP en banlieue londonienne. Avec son mari, également médecin généraliste, elle a suivi le stage d'initiation en 2001. Et, depuis, elle exerce dans un cabinet de 11 GPs qui se partagent une liste de 10 000 patients. Comme le Dr Isabelle, le Dr Lefeuvre se dit que, si c'était à refaire, elle n'hésiterait pas une seconde. A Rennes, elle menait « une vie de dingue » à SOS-Médecins. En Angleterre, elle a enfin le temps de vivre, de s'occuper de son mari, de son bambin et des préparatifs pour accueillir le second, attendu pour le printemps. Le couple Lefeuvre habite une jolie maison de style victorien, dans un quartier tranquille de Greenwich Village. Ils n'envisagent pas de travailler dans le secteur privé pour gagner plus. « Rien qu'en étant GP au NHS, je gagne beaucoup mieux ma vie qu'à Rennes », explique la future maman. En revanche, tous deux veulent profiter de la possibilité qu'offre le NHS, qui autorise les GPs à consacrer une partie de leur vie professionnelle à la recherche ou à l'enseignement.
Globalement, les témoignages de médecins français sont tous concordants : travailler au NHS est source de satisfaction. Mais ont-ils été, stage ou pas, déroutés au départ par la façon dont se pratique la médecine générale outre-Manche ? Pour être honnête, oui, un peu, avouent-ils. D'abord, il a fallu s'adapter au travail de groupe, omniprésent dans les cabinets britanniques. Et puis, ici, « tout est informatisé, le dossier clinique, les lettres de référence, l'agenda, les examens complémentaires... », explique le Dr Isabelle, qui n'est pas la seule Française à savourer un gros avantage : tout l'administratif leur est épargné : « On n'a pas à répondre au téléphone, on ne prend pas les rendez-vous, on n'a aucun papier. » La prescription, elle aussi, diffère. Le GP doit respecter les « guidelines », qui indiquent ce qui est normalement fait dans une situation clinique donnée. Il en existe des centaines, consultables sur Internet. « Ça équivaut aux références médicales opposables de la Sécurité sociale », explique le Dr Sébastien Richard, à Londres depuis bientôt deux ans, et qui ne s'est pas laissé décontenancer par les différences au niveau des prescriptions d'antibiotiques, par exemple. « J'ai toujours été libre de mes prescriptions, rapporte-t-il, je n'ai aucune pression, je reste seul maître. D'ailleurs, ça m'arrive toujours de prescrire des médicaments qui ne figurent pas dans les guidelines, on ne me dit rien. » Les guidelines, ajoute le Dr Isabelle, « fournissent une aide sans mettre de bâtons dans les roues. Et puis, on prend vite l'habitude de ne prescrire aucun médicament de confort. L'essentiel se réduit aux médicaments qui ont fait leurs preuves. Les Anglais font beaucoup d'automédication bien pensée, ils se prennent plus en charge que les Français. On les voit donc d'un autre il ».
La motivation financière
Le Dr Isabelle, le Dr Lefeuvre, le Dr Richard : tous, après avoir été recrutés par « Strade », ont suivi le stage d'initiation avant de s'installer et d'intégrer le NHS. La troisième session de formation s'est déroulée en octobre et novembre derniers, et a réuni 11 médecins généralistes français.
La caisse de sécurité sociale du sud-est de Londres leur paye cette formation dont le dessein est de les aider à s'intégrer, mais pas de les placer. « Cela dit, expliquent ces stagiaires français que "le Quotidien" a rencontrés le dernier jour de leur formation, ils nous proposent quand même une liste de cabinets en manque de GPs, mais tous sont situés dans des zones défavorisées, qui équivalent à la Seine-Saint-Denis. Ils attendent un retour sur investissement, c'est logique. Mais cette perspective ne nous branche pas follement. » Les médecins français ne se sentent pas « pris au piège » pour autant. « Le gros avantage, ajoutent-ils, c'est qu'on n'a eu à fournir aucun engagement pour accéder à cette formation. A la fin, on reste libres de rentrer en France ou de travailler où l'on veut. »
Les candidats à l'expatriation ne s'en cachent pas : l'argent est la première de leur motivation. « J'aime bien le libéralisme débridé ici », dit le Dr Tchang Tong, qui a vendu son cabinet dans l'Hérault, avant même de savoir si la vie et le travail en Angleterre allaient lui convenir. Mais l'heure n'est sûrement pas aux remords pour cet Asiatique, qui avoue sans détours « avoir horreur de la Sécu ». En venant à Londres, il « cherche un autre système où on respecte le médecin généraliste, son rôle social et de haute technologie ».
Un autre stagiaire, le Dr Charles, vient de Montargis, où il était responsable départemental du SML. Le facteur déclenchant de son départ remonte à mars dernier, lors du mouvement de grève qui a secoué la profession. « Je me suis dit que ça ne pouvait pas continuer comme ça, se rappelle-t-il. Ici au moins, on peut faire de la pub, et du vrai commerce. » Du coup, à l'automne dernier, il a cédé son cabinet, « situé en plein désert médical », pour un euro symbolique. Le Dr Charles n'a pas encore trouvé de place au sein d'un cabinet anglais, mais ne se fait pas de souci pour autant. L'opération n'est pas risquée, explique-t-il. « En effet, si l'expérience rate, la pénurie est telle en France que je peux visser ma plaque partout ;j'ai pensé à une situation de repli. »
Le dernier jour du fameux stage, les onze Français apprentis GPs retrouvent le Dr Claude Billard au restaurant chinois qui jouxte la salle de classe où ils ont, huit semaines durant, appris la langue et la médecine générale anglaises. Le Dr Billard a tenu à improviser cette rencontre, car sa situation actuelle - généraliste en secteur II dans une banlieue aisée à l'ouest de Paris - ne lui convient plus. N'en pouvant plus de « souffrir d'un manque de liberté et de restrictions budgétaires toujours plus grandes », il songe de plus en plus à s'installer en Angleterre, et écoute d'une oreille très attentive les commentaires de ses onze confrères proches du but. « Ce stage nous a permis de redécouvrir une convivialité de confrérie que nous avions perdue après nos études, lance, enthousiaste, le Dr Tchang. Le NHS nous a beaucoup appris. En retour, nous, Français, apportons du temps aux patients, une culture humaniste, un profond respect du malade. C'est la french médecine sans l'aide de la Sécu », conclut le Dr Tchang, décidément fâché contre elle. Autre avantage du système britannique que les médecins ne manquent pas de souligner : il laisse le temps de profiter de la vie. Tout simplement. « Ici, on se sent libre, dit le Dr Paul Renard. A 19 heures, par exemple, je suis prêt pour aller au théâtre, ce que je n'ai jamais pu faire à Paris. » Le Dr Charles, lui, se projette déjà dans quelques mois.
« J'imagine très bien, en plus d'être GP, de travailler dans le secteur privé. Au départ, je ne veux pas payer de secrétaire ni de loyer. Je prendrai entre 50 (72,25 euros) et 80 livres (115,60 euros) la consultation. »
Le Dr Billard a gardé les yeux et les oreilles grands ouverts tout le temps de la conversation, au terme de laquelle il est arrivé à la conclusion suivante : « Si je comprends bien, en étant GP au NHS, non seulement on gagne plus, mais, en plus, on est peinard ! » Le Dr Billard s'est vite décidé : il va s'inscrire dès que possible pour participer au prochain stage, qui doit commencer en mars. Il a tout prévu : sa remplaçante gérera ses affaires à Paris, pendant les huit semaines de la formation. Ensuite, ce sera à lui d'avoir le dernier mot : s'installer en Angleterre ou pas. Et le Dr Billard de conclure, un sourire radieux aux lèvres : « Si je le fais, c'est clairement pour l'argent ! »
A leur demande, le nom de certains médecins français qui ont participé à cette enquête ont été changés.
Un tournant pour le NHS
Tout ne va pas toujours pour le mieux dans le National Health Service (NHS) dont on rapporte périodiquement les difficultés.
Preuve en sont les appels du Service de santé britannique aux hôpitaux français et européens pour prendre en charge certains de leurs patients. Il y a quelques jours, le NHS (« le Quotidien » du 27 janvier) faisait appel au centre hospitalier privé de la Loire, à Saint-Etienne, pour des prothèses orthopédiques. Plus de cent patients britanniques seraient concernés. Auparavant, c'était la clinique de la Louvière, à Lille, et la clinique de Berck, dans le Pas-de-Calais, qui avaient été choisies par les autorités britanniques.
Créé en 1948, le NHS montre depuis plusieurs années des déficiences chroniques qui ont amené le Premier ministre britannique, Tony Blair, à décider de réformes importantes qui devraient se traduire par le recrutement de 7 500 spécialistes et de 2 000 GPs supplémentaires d'ici à 2004. C'est dans cet esprit que l'appel à des généralistes européens a été lancé par les autorités du NHS qui ont fait passer plusieurs annonces dans des journaux médicaux du continent dont, en France, « le Quotidien du Médecin ».
Le plan du gouvernement britannique ne se limite pas à cet effort, puisque le chancelier de l'Echiquier, équivalent du ministre des Finances, Gordon Brown, a annoncé en juin 2002 qu'il allait consacrer 60 millions d'euros supplémentaires, en plus des crédits prévus, au développement du NHS d'ici à 2005, afin d'améliorer la qualité des soins dans les hôpitaux britanniques.
Mais le recrutement des médecins étrangers reste la préoccupation numéro un des autorités britanniques. Selon une étude remise à Gordon Brown, il y a maintenant près d'un an, il manquera 25 000 médecins en Grande-Bretagne dans vingt ans, si on laisse les choses en l'état.
Cette question du NHS est d'autant plus importante pour le gouvernement britannique que les élections générales, si les échéances sont respectées, auront lieu en 2005. Selon tous les observateurs britanniques, la question de l'amélioration des services publics, enseignement, transports, mais surtout santé, seront au centre des débats électoraux. Il n'est donc pas question de rogner sur les crédits accordés à la santé. Ne s'agit-il pas, comme l'expliquait le rapport remis au chancelier de l'Echiquier, « de compenser des décennies de sous-investissements » ?
J. D.
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