Hormone de croissance contaminée

Ce que l'on savait sur les ESST avant 1985

Publié le 02/03/2008
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L'ÉVOLUTION chronologique des connaissances sur les ESST a largement bénéficié des acquisitions relatives à la tremblante du mouton, puisque cette maladie animale, décrite depuis au moins le XVIIe siècle, en fut le prototype. C'est à partir de 1936, avec la première démonstration de la possibilité communiquer cette maladie par inoculation par des vétérinaires français, que commencent véritablement les acquisitions sur la transmissibilité de ces ESST avec une collaboration étroite entre les médecines vétérinaire et humaine, dont les acteurs les plus illustres ont été A. Dickinson et C. Gajdusek.

1920-1940

Première description des ESST humaines et transmissibilité expérimentale de la tremblante

En 1920, Creutzfeldt et Jakob décrivent la maladie qui porte leurs noms (MCJ). En 1936, les Prs J. Cuillé et P.-L. Chelle, de l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse, eurent l'idée originale de tenter une inoculation expérimentale (par la voie intraoculaire) en tenant compte de la longue durée d'incubation de la maladie, estimant que «les échecs observés dans les précédentes tentatives pouvaient s'expliquer par une observation trop courte des inoculés». En effet, ce ne fut qu'après 15 mois (pour une brebis inoculée avec de la moelle épinière) et 18 mois (pour une brebis inoculée avec du tissu cérébral) que les symptômes de la tremblante apparurent. La conclusion de ces vétérinaires fut alors :

«1) la tremblante du mouton est une maladie infectieuse et inoculable;

2) le virus existe dans les centres nerveux (moelle et cerveau);

3) la période d'incubation est longue.»

En 1938, ces mêmes vétérinaires démontrent que la chèvre est sensible à l'inoculation expérimentale de la tremblante et que cette affection pourrait être due à un «virus filtrable».

Le premier cas de transmission iatrogène de la tremblante est observé à partir de 1940 en Ecosse avec un vaccin formolé contre le Louping-ill.

La forte résistance de l'agent de la tremblante à un antiseptique connu, le formol, fut découverte fortuitement après la contamination de troupeaux de moutons écossais vaccinés pendant les années trente contre une encéphalite virale, le Louping-ill. Le vaccin, préparé à partir de tissu cérébral ovin, avait été inactivé, comme la plupart des vaccins d'origine virale, par le formol. Gordon, en 1946, vérifia par la suite cette surprenante résistance de l'agent infectieux qui ne pouvait plus alors être considéré comme un virus classique. Sur 18 000 moutons vaccinés en Ecosse, 1 500 développèrent la tremblante deux années plus tard, avec jusqu'à 35 % des animaux atteints dans un troupeau vacciné ! Il est vraisemblable que de nombreux moutons n'avaient pas eu le temps de présenter les symptômes de la tremblante en raison de leur envoi à la boucherie pendant la phase d'incubation.

1954-1973

La nature de l'agent responsable des ESST fait l'objet d'hypothèses et l'on démontre la transmission expérimentale des ESST humaines

En 1954, la tremblante est classée par C. J. Sigurdsson dans les maladies dues à un virus lent, mais les incertitudes sur la nature exacte de l'agent pathogène justifient aussi le terme d'agent transmissible non conventionnel (ATNC).

En 1959, le vétérinaire américain J. Hadlow signale dans « The Lancet » que le kuru, décrit par D. C. Gajdusek, pourrait être transmissible comme la tremblante en raison de la similarité des lésions observées. Gajdusek démontre en 1966 (avec une publication dans « Nature »), la transmissibilité du kuru au singe et la transmission alimentaire (par cannibalisme rituel) de cette ESST humaine.

En 1967, selon J. H. Pattison, l'agent transmissible non conventionnel (ATNC) pourrait être une «petite protéine basique».

En 1969, A. Dickinson signale dans « Nature » que l'agent de la tremblante est très résistant à la chaleur : un chauffage à près de 100 °C ne fait qu'allonger la durée d'incubation de 40 jours chez la souris inoculée par la voie intracérébrale.

En 1973, Roos démontre par inoculation au singe que la MCJ est aussi une ESST.

1974-1984

Les premiers cas humains d'ESST d'origine iatrogène sont signalés et c'est le début des recommandations sur les précautions à prendre

Le premier cas de MCJ iatrogène a été rapporté en 1974 par P. Duffy et al. (dans le « New England Journal of Medicine ») chez une femme qui présenta les premiers symptômes de la maladie 18 mois après la greffe d'une cornée provenant d'une femme atteinte de la MCJ. L'auteur souligna alors le risque iatrogène de transmission de la MCJ.

En 1975, Dickinson et al. démontrent que le temps d'incubation de la tremblante peut dépasser l'espérance de vie (« Nature »). Ils en concluent que ceci doit être aussi le cas pour les sujets infectés par l'agent de la MCJ qui peuvent représenter ainsi une source potentielle d'infection lorsqu'il y a prélèvement d'organe.

L'année suivante, en octobre 1976, Dickinson alerte le MRC d'Edimbourg sur le risque de contamination de l'hormone de croissance par l'agent de la MCJ et collabore avec un laboratoire anglais pour établir un protocole de purification.

En 1977, C. Bernoulli signale deux autres cas chez deux jeunes patients âgés de 23 et 17 ans, soignés pour des problèmes d'épilepsie dans un même hôpital 16 et 20 mois plus tôt (avec implantation d'électrodes profondes). Les électrodes furent suspectées, bien que nettoyées et « stérilisées » à l'alcool à 70 % et aux vapeurs de formol (traitement parfaitement inefficace pour les prions). La confirmation de cette suspicion fut apportée plus tard avec l'implantation de ces mêmes électrodes chez un chimpanzé.

La même année, Gajdusek et al. présentent dans le « New England Journal of Medicine » les précautions à prendre pour les malades atteints de la MCJ, en soulignant que tout organe ou tissu provenant d'une personne démente ne doit pas être utilisé.

En 1978, dans une étude publiée dans le « New England Journal of Medicine » sur la résistance de l'agent de la tremblante à la décontamination, A. G. Dickinson et D. M. Taylor soulignent la variabilité de la résistance des souches de tremblante et indiquent qu'il convient d'en tenir compte lorsque les données sur la tremblante sont utilisées pour la décontamination du matériel infecté par l'agent de la MCJ.

En 1980, le Pr Luc Montagnier, consulté par France-Hypophyse à la suite d'une alerte liée à un cas de rage iatrogène en France en 1979 (où le lot correspondant à l'hypophyse prélevée avait heureusement été retiré à temps, du fait du temps d'incubation relativement court de cette affection virale), remet un rapport où le risque iatrogène lié à l'agent de la MCJ est signalé.

En 1981, le concept du prion est présenté par Stanley Prusiner (1983) lors du premier congrès organisé par Louis Court et Françoise Cathala sur les « virus non conventionnels et affections du système nerveux central » à Paris.

La même année, un rapport du Department of Health and Social Security (RU) souligne que «l'agent de la MCJ doit être résistant à la chaleur, aux radiations ionisantes et au formol comme celui de la tremblante, les hypophyses des sujets déments ne doivent pas être prélevées pour la fabrication de l'hormone de croissance».

En 1982, R. G. Will et W. B. Matthews signalent a posteriori qu'il y a eu une transmission interhumaine de MCJ dans les années 1950 au Royaume-Uni à la suite d'une neurochirurgie.

A partir de 1984

On découvre le risque iatrogène lié à l'administration de l'hormone de croissance

Le premier cas de MCJ dû à l'hormone de croissance est observé aux Etats-Unis en mai 1984 chez un jeune homme de 21 ans qui décédera six mois plus tard en novembre 1984. Ce cas fut publié en 1985 par R. Koch et al. dans le « New England Journal of Medicine », mais le milieu des neurologues fut prévenu en France entre mai et novembre 1984 de ce risque iatrogène (F. Cathala, communication personnelle).

Le médecin endocrinologue, ayant traité le jeune homme entre 1963 et 1977, suspecte l'éventualité d'une transmission de la MCJ par l'intermédiaire du traitement et alerte en mars 1985 la Food and Drug Administration (FDA) qui diffusera alors, aux Etats-Unis, une lettre circulaire à tous les médecins. Suite à cette lettre, très rapidement, deux autres cas furent rapportés par le National Institute of Health (NIH) et la décision d'interdire l'utilisation de l'hormone de croissance humaine extractive fut prise le 19avril1985 aux Etats-Unis.

Pendant l'automne 1984, Powell-Jackson et al. diagnostiquent également un autre cas de MCJ iatrogène lié à l'hormone de croissance (décédé en février 1985). Ce cas sera publié dans « The Lancet » en 1985.

En septembre 1985, Paul Brown et al. attiraient alors l'attention du monde médical international (publication dans le « New England Journal of Medicine ») sur la possibilité d'une «épidémie de MCJ liée à l'emploi de l'hormone de croissance humaine». La même année, l'équipe anglaise de D. M. Taylor et al. assurait dans « The Lancet » que le procédé industriel Lowry de purification utilisé pour la préparation de cette hormone était efficace vis-à-vis de ces agents infectieux, tout en soulignant que la production d'une hormone de croissance indemne de l'agent de la MCJ selon ce procédé dépend plus du respect des procédés d'extraction et de préparation du produit que du protocole biochimique. Cependant, Paul Brown répond un mois plus tard dans le même journal et souligne que le procédé ne confirme pas l'absence certaine d'une contamination et que d'autres études (avec la FDA) sont nécessaires.

Puis d'autres cas furent observés aux Etats-Unis, au Brésil et au Royaume-Uni. La France parut épargnée jusqu'en 1989, où apparut le premier cas publié par T. Billette de Villemeur et al. en 1991.

En conclusion

On peut constater que les données relatives à la transmissibilité des ESST n'ont pas été prises en compte en France aussi rapidement que dans d'autres pays. Comme pour toute préparation pharmaceutique (qui devait être injectée à des enfants ou des adolescents), il aurait été essentiel d'éviter la présence d'agents pathogènes reconnus pour être transmissibles, comme le soulignait la loi Cavaillet dès 1976, d'après laquelle la MCJ pouvait faire partie des critères généraux d'exclusion.

Le principal problème réside donc dans la fréquente absence de traçabilité et de contrôle dans la collecte des hypophyses au regard des connaissances scientifiques de cette époque (où l'opothérapie en médecine vétérinaire présentait une meilleure sécurité car il était interdit de prélever sur des animaux malades ayant fait l'objet d'une saisie à l'abattoir).

Il ne faut pas oublier aussi que la MCJ était à l'époque une maladie rare et rencontrée principalement chez des sujets âgés (même si la première description en 1920 concernait une personne âgée de 20 ans). Il n'est donc pas étonnant que les pédiatres prescrivant l'hormone de croissance pouvaient méconnaître ce risque iatrogène avant 1985. Pour tous, parents comme prescripteurs, le renom de l'organisme producteur ne pouvait pas laisser imaginer qu'il y avait eu une telle négligence dans la procédure des collectes d'hypophyses sans contrôle de la qualité du produit utilisé. Il est certain que les parents étaient demandeurs de ce traitement aux effets prometteurs, mais quel médecin ou quel parent aurait persisté dans sa prescription ou dans sa demande s'il avait eu connaissance des réelles conditions de prélèvement des hypophyses ?

Les décès par MCJ

Le Réseau national de surveillance des maladies de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) et maladies apparentées met à jour chaque mois les statistiques de décès par MCJ survenus en France depuis 1992. Au 31 janvier dernier, 1 591 décès au total avaient été enregistrés.

Les MCJ iatrogènes par hormone de croissance ont fait 106 morts, auxquels il faut ajouter les 4 premiers décès, survenus en 1991. On compte également 13 autres décès par MCJ iatrogène (greffe de cornée ou exposition à des instruments de neurochirurgie utilisés chez un patient atteint) et 23 dus au nouveau variant de la MCJ (lié à la maladie de la vache folle). La majorité des cas restent dus à la MCJ sporadique ou, dans une moindre mesure, à la MCJ génétique.

Source : Institut de veille sanitaire (invs.sante.fr).

> JEANNE BRUGÈRE-PICOUX

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8323