ON LE SAIT BIEN, notre corps n’est pas vraiment à nous. Y compris, et devrait-on dire avant tout, dans l’intime de l’intime qu’est l’orgasme. Des siècles de pesanteur disent la chair corsetée de tabous et de moralisation, mais il y a souvent de doux sursauts licencieux où les censeurs regardent ailleurs.
Incontournable est l’étude de la rude mortification des sens qu’imposent en Europe les pères de l’Eglise. Un mixte d’un peu de Platon, soma-sema, le corps est un tombeau pour l’âme. Beaucoup de christianisme pour lequel la vie est une attente de l’au-delà, le sexe a toujours rapport au Diable et peut être à la rigueur cantonné à la monogamie et à la procréation. Même s’ils n’y croient pas, les pouvoirs laïcs renforcent par une police une effervescence sexuelle toujours susceptible de créer le désordre ou de détourner de tâches plus constructives. «Plus on fait l’amour, moins on fait la Révolution», disait Lénine.
Ajoutons à cet ensemble beaucoup de Freud et sa théorie d’une positive sublimation des pulsions, ce que Muchembled résume en disant : «Sous le manteau de la religion ou de la psychanalyse, il s’agissait finalement toujours de prôner l’autocontrôle individuel des pulsions, au prix de souffrances et de terreurs, mais pour le plus grand bénéfice de la collectivité. Ne sommes-nous pas encore, peu ou prou, les héritiers de cette ascèse à l’occidentale qui permit de canaliser la force vitale potentiellement très destructrice représentée par les pulsions luxurieuses de chacun?» Ou de façon plus simple, qu’est-ce qui empêche que l’on puisse simplement jouir pour jouir ?
L’auteur a eu la bonne idée d’utiliser les arts, et en particulier la littérature, comme un marqueur de m?urs. Un ouvrage anonyme du XVIIe siècle, « l’Ecole des filles »**, introduit à une éducation sexuelle des femmes. Précis et malicieux, il met en scène Fanchon et Suzanne qui dissertent gravement sur la «chaleur du con» et les «godemichis» les plus efficaces. Suit une longue énumération... et une mise au point de R. Muchembled qui précise que «l’ouvrage érotique axé sur l’orgasme féminin devient ainsi une sorte de condensé ironique, un peu nostalgique, d’une expérience charnelle beaucoup plus répandue qu’on ne l’a dit». De fait, peu après, la virginale Agnès de « l’Ecole des femmes » (1662) évoque de manière plus retenue le mariage «si rempli de plaisirs, que de se marier il donne des désirs».
La répression comme aiguillon.
De la même façon, on peut considérer comme très révélateur du XVIIIe siècle un déferlement pornographique*** libéré de la malédiction chrétienne : Eros se rebelle contre les conformismes pesants. L’auteur relie le désir d’être maître de son corps et d’en jouir librement au désir encyclopédique, gnostique, de ce temps. Une prolifération d’ouvrages doucement licencieux, de madrigaux galants marque une époque où la censure existe encore, mais comme il est dit joliment, «La répression fonctionne plus comme un aiguillon que comme une puissance réellement dissuasive».
Epoque où les grands auteurs ne font pas mystère de leur bizarrerie et où, dans « les Confessions », Jean-Jacques Rousseau exhibe aux lavandières «l’objet ridicule, non l’objet obscène».
Au siècle suivant, outre-Manche, paraissent les onze volumes de « My Secret Life ». Son auteur, connu sous le seul prénom de William, est un voluptueux aristocrate qui décrit ses conquêtes en termes aussi médicaux que licencieux. And so what ? Tout simplement le fait que cette période n’était pas aussi «not amused» que la reine Victoria elle-même.
Si la pornographie en général témoigne bien de la manière dont le sexe est apprivoisé par l’Occident (avec une retenue plus hypocrite dans le cas des Etats-Unis), la simple pilule contraceptive permet d’accélérer cette histoire. En découplant sexualité et procréation, elle a donné aux femmes cette fantastique indépendance qui a pour contrepartie un fort désarroi masculin.
Avec la liberté sexuelle disparaît aussi le clivage entre une sexualité normale et la marginalité des « perversions ». C’est vite dit pourtant, car la branchitude gay ne doit pas masquer nombre de combats réactionnaires. Le combat actuel n’est plus comme pour les libertins du XVIIIe siècle entre le plaisir ou le salut éternel, mais dans l’émergence d’un communautarisme sexuel aussi funeste que l’autre.
Robert Muchembled, « l’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours », Seuil, 361 p., 23 euros.
* Professeur à l’université de Paris-Nord, ancien membre de l’Institute for Advanced Study de Princeton.
** Publié en 1655, in Jacques Prévot (édit), « Libertins du XVIIe siècle », Gallimard, 1998.
*** Ce terme générique évoque le plaisir sexuel à travers les courtisanes et les prostituées. Il ne faut pas le réduire à notre morne et vulgaire X.
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