Décision Santé. Les amateurs du XVIIIe se séparent-ils entre ceux qui s’inscrivent dans le sillon de Casanova et les autres, disciples du Marquis de Sade.
Jean-Didier Vincent. Sade représente en fait le contraire de l’esprit des Lumières. Les 120 journées de Sodome déclinent des chiffres, des classifications de toute nature (morts, journées, exercices érotiques). C’est un grand exercice de numérologie. C’est le contraire de Casanova qui est plutôt dans la dépense sans limite. À d’autres moments, il peut être économe, voire avare. Il se révèle escroc avec amour. Casanova n’est pas dans la durée. Il incarne dans sa vie le propre du style rococo, à savoir le renouvellement, la multiplication des formes jamais semblables.
D. S. La vie érotique de Casanova commence par une expérience homosexuelle...
J.-D. V. Oui comme pour un grand nombre de collégiens. Mais très rapidement, il découvre le sexe féminin. Il montre là une capacité à séduire, à aimer les femmes. Et inaugure là une carrière exceptionnelle.
D. S. Pourquoi faut-il lire Casanova, pourquoi vous êtes-vous pris de passion pour cet aventurier ?
J.-D. V. Je l’ai lu d’une seule traite. Puis j’ai vécu avec lui un grand nombre d’années. C’est le contraire d’Élisée Reclus, le grand géographe du XIXe siècle décrit par Nadar comme un enragé de vertu à qui j’ai consacré une biographie. Quoiqu’il aimait aussi passionnément les femmes. Mon passé libertaire est en ligne directe avec celui d’Élisée Reclus. Pour revenir à Casanova, il nous livre à chaque page une leçon de liberté de penser. Ce n’est jamais cette espèce de libertinage snob à la manière d’aujourd'hui caractérisée par le goût de la transgression. Il déploie certes une aimable fourberie. Mais cela peut être parfois utile dans une société. Il peut être lui-même dupé. Il reconnaît alors le talent de l’autre et ne se plaint pas. Lorsqu’il écrit sa vie dans sa retraite de Dux, il la revit. Et se fait jouir. Il n’a pas de descendance, à l’exception peut-être d’Apollinaire. Casanova donne du talent à ceux qui le lisent.
D. S. Entre Casanova et Sade, le point commun serait-il le rejet de toute religion ?
J.-D. V. Pas du tout. « J’ai vécu en chrétien », écrit-il. Il professe une espèce de spinozisme même s’il écrit « tomber en religion, c’est plus grave que de tomber malade ». Il est aussi franc-maçon avant que la franc-maçonnerie ne devienne bigote. Spinoza et Sade sont aux antipodes. La libre pensée est-elle synonyme de l’athéisme ? Sûrement pas. On me demande parfois qui je prie alors que je suis athée. Mais je réponds, moi, tout simplement. Le XVIIIe siècle est le triomphe de l’individualisme. Imaginez-vous quel beau libertin aurait pu être Pascal ? La religion est la pire des véroles. On peut parler aujourd’hui de contagion affective. En ce qui concerne le Jihad. On retrouve là la genèse des épidémies où un mal-être collectif peut générer une épidémie. Pourquoi une épidémie de peste à Milan et pas ailleurs ? C’est le résultat d’une contagion et le génie du milieu.
D. S. Vous rapportez dans le livre les différentes MST de Casanova. Que nous apprennent-elles ?
J.-D. V. En réalité, il est le plus souvent victime d’épisodes de gonococcies. Casanova observe alors six semaines de repos. Et suit une diète stricte. Il rapportera de Londres un souvenir cuisant. Le tableau clinique est évocateur d’une vraie syphilis. Il est aussi un grand propagandisme du condom. Il redoutait toujours l’infection. Casanova n’hésitait pas à conseiller d’instiller du citron sur le sexe des femmes. Si elles étaient infectées, on entendait alors un cri. Il fallait mieux s’abstenir. Comme Montaigne, il tire de la maladie un flux de sagesse dans une sorte de corps-à-corps. La santé est le fruit d’un équilibre entre le sain et le malsain et le résultat d’une gestion économe du corps. Il ne suit pas le Grand Régime à base de mercure qui vous laissait la gueule noire, édentée. La santé ne revient qu’avec des poisons. Casanova est en permanence dans le maniement symbolique de son corps. Chaque nouvel accès d’une maladie ne survient pas par hasard.
D. S. Pourquoi la syphilis est mortelle au XVIe siècle, et ne l’est plus ou presque au XVIIIe siècle ?
J.-D. V. Parce qu'elle s'est mondanisée. On négocie avec elle. À cette époque, toute maladie du sexe est une syphilis. Le XVIIIe siècle est par ailleurs celui de l’homosexualité, y compris dans l’armée française. Il faut lire le prince de Lignes. C’est un régal. Quelle liberté de pensée !
D. S. Casanova aurait pu être médecin...
J.-D. V. Il a pratiqué quelques interventions. Il a dénoncé les saignées. Casanova était plus instruit d’ésotérisme que de médecine traditionnelle. C’était à cet égard un homme de son temps. Ses mémoires révèlent une pratique aiguisée des mathématiques. Il était membre de l’Académie de Berlin. En ce qui me concerne, je ne suis pas un ennemi de l’ésotérisme. La science aurait dû conserver une partie de cet héritage. La recherche en biologie moléculaire s’apparente parfois à une foire à l’esbroufe. La science d’aujourd'hui garderait à demeurer entre initiés. L’alchimie a été une école de vertu. C’est une école de soi. Aujourd’hui, la science est ultra-spécialisée. Elle ne sort pas de son silo. Il ne faut pas confondre l’alchimie avec la religion. L’alchimie a encore des rejetons dans la science contemporaine. L’immunologie est au fond une discipline alchimique, notamment son langage. Il faudrait le reconnaître. Les nanotechnologies sont aux frontières de l’alchimie. Les transhumanistes dans leur université de la singularité financée par Google reprennent la quête de l’alchimiste. Ils en ont capté l’héritage. On est bien sûr à la limite de la crédulité. Les théories sur la volonté, la mémoire souffrent d’un trop-plein rationaliste. Pendant ce temps, la recherche en France ne fait plus rêver. Les chercheurs ne pensent plus. Ils sont dominés par la technique. Or, la technique est au cœur de l’alchimie. Elle y est simplement maîtrisée pour un objectif qui transcende. Nous attendons une nouvelle synthèse. Mais il faut se méfier dans le même temps des imposteurs. Servir la raison ne doit pas générer la non-pensée.
D. S. Casanova ne fait pas que l’amour. C’est aussi un amoureux de la conversation.
J.-D. V. Il décrit les séances de conversation. Stendhal en est un autre représentant. Seulement l’auteur du Rouge et le Noir cultive plutôt le fiasco, alors que l’autre avait les vésicules séminales toujours pleines. L’art de la conversation est l’un des savoir-vivre du XVIIIe siècle. Une conversation est un duel à plusieurs où l’un prend le pouvoir sur les autres. C’est une sorte de combat. Jamais l’Académie n’a été aussi intelligente qu’à cette époque. La conversation comme l’amour sont toujours des échanges. Aujourd’hui, nous sommes dans le siècle de la communication. Quel beau siècle que le XVIIIe où provoquer l’ennui relevait de la pire des malédictions.
D. S. Avez-vous été un disciple de Casanova ?
J.-D. V. À un moment de ma vie, j’ai beaucoup aimé aimer. Je préfère être un Casanova qu’un Saint-Augustin. C’est une femme qui m’a fait lire Casanova. C’est un livre à lire au lit. Il n’est jamais masturbatoire. Il élève haut le plaisir des sens mais jamais à ses extrêmes. La femme n’est pas un objet. Comme tous les grands libertins, Casanova a connu avec Henriette le grand amour qu’il se garde bien d’épouser. Après son départ, Casanova est même tenté de partir dans un monastère. On n’imagine guère Casanova en mari. Certes, des liaisons sont choquantes lorsqu’il couche avec la grand-mère, la mère et la fille. Mais Casanova est l’illustration type de cet esprit nouveau célébré par Jean Starobinski dans son livre L’Invention de la Liberté avec dans cet aréopage le prince de Lignes. Au début de ce XXIe siècle, nous en sommes loin...
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