La vascularisation tumorale est une cible privilégiée des traitements anticancéreux du fait de son rôle essentiel dans la croissance et la survie de toutes les tumeurs solides. On a déjà beaucoup parlé récemment d'une stratégie qui consiste à inhiber l'angiogenèse (néovaisseaux tumoraux) en administrant une molécule antiangiogénique comme l'endostatine. Cette stratégie est fondée sur le fait que l'angiogenèse a lieu dans les tumeurs en croissance mais pas dans les tissus adultes normaux, à l'exception de situations particulières comme le processus de cicatrisation et la grossesse. Puisque que la néovascularisation est, en principe, déjà formée quand la tumeur est découverte, une stratégie antiangiogénique pourrait empêcher la croissance tumorale mais ne pourrait probablement pas éradiquer la tumeur. C'est ce qui a incité les Américains Zhiwei Hu et Alan Garen (université Yale, New Haven, Connecticut) à inventer une stratégie différente pour détruire la vascularisation tumorale : il s'agit de cibler l'endothélium bordant la surface luminale des vaisseaux tumoraux avec une molécule capable d'induire une réponse immunitaire cytolytique contre ces cellules.
Le facteur tissulaire et son ligand, le facteur VII
En ce qui concerne la cible au niveau des néovaisseaux, le choix des Américains s'est porté sur le facteur tissulaire (FT), un récepteur transmembranaire qui forme un complexe exceptionnellement fort et spécifique avec son ligand, le facteur VII, à l'étape initiale de la cascade de la coagulation. Normalement, le FT n'est pas exprimé dans les cellules endothéliales saines ; en revanche, il est exprimé au niveau des cellules endothéliales des vaisseaux tumoraux. Il est aussi exprimé dans des cellules non vasculaires de nombreux tissus normaux et, bien entendu, dans l'adventice des vaisseaux sains ; mais ces cellules sont protégées du contact avec le facteur VII par une couche endothéliale, ce qui empêche la formation de caillots dans les tissus sains, à moins que l'endothélium ne soit endommagé. A l'opposé, des caillots se forment dans les tumeurs, probablement du fait que le FT y est exprimé au niveau de l'endothélium et du fait que les cellules tumorales sont accessibles au facteur VII en raison d'une fragilité de l'endothélium.
Certes, les caillots qui se forment dans les tumeurs ne préviennent ni la croissance tumorale ni les métastases ; sinon, le cancer ne serait pas ce qu'il est. Mais on a déjà obtenu une inhibition de la croissance tumorale en ajoutant du FT à l'endothélium vasculaire pour déclencher la formation de caillots.
Un immunoconjugué appelé icon
Les deux Américains ont conçu une stratégie d'immunothérapie pour détruire la vascularisation tumorale en ciblant le FT de l'endothélium vasculaire par un immunoconjugué appelé icon. L'icon est composé de deux chaînes lourdes d'IgG1 avec, sur chaque chaîne, le facteur VII au niveau du domaine effecteur Fc de l'IgG. Les deux domaines facteur VII sont destinés à se lier au facteur tissulaire (le facteur VII étant un puissant ligand du FT). Le domaine effecteur Fc de l'icon peut activer une puissante réponse immunitaire cytolytique contre les cellules liant l'icon (natural killers et protéine C1q, qui initie la voie du complément). Mais, puisque la liaison de l'icon au FT des tissus sains pourrait induire une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD), potentiellement létale, les chercheurs ont introduit une substitution d'acides aminés dans le domaine facteur VII de l'icon pour inhiber l'initialisation de la cascade de la coagulation, ce qui ne réduit toutefois pas l'affinité de l'icon pour le FT.
L'efficacité et la sécurité d'une immunothérapie par un icon composé d'un domaine facteur VII murin et d'un domaine IgG1Fc humain a déjà été démontrée dans un modèle murin de mélanome humain (Hu et Garen, «Proc Natl Acad Sci USA », 96 : 8161-8166). Dans ce modèle, les cellules de mélanome sont injectées par voie sous-cutanée pour induire la formation d'une tumeur cutanée ou par voie intraveineuse pour induire des métastases pulmonaires. Pour qu'il puisse diffuser dans la circulation systémique, l'icon est encodé dans un vecteur adénoviral non réplicatif, non immunocompétent, qui est injecté directement dans la tumeur. Alors, les cellules tumorales infectées synthétisent et sécrètent de l'icon ; les icons nouvellement synthétisés se lient au FT sur l'endothélium vasculaire et les cellules tumorales, ce qui induit un rejet non seulement des tumeurs traitées mais aussi des tumeurs pulmonaires non traitées.
Mélanome et cancer prostatique
C'est maintenant le cancer prostatique qui a fait l'objet des nouveaux travaux des deux Américains chez des souris SCID. Une lignée tumorale de cancer prostatique humain a été injectée aux souris par voie sous-cutanée pour produire une ou deux tumeurs au niveau de la peau. Sur deux tumeurs, dans l'une, on injectait l'adénovirus avec l'icon et, dans l'autre, on n'injectait qu'un vecteur contrôle (sans icon). Chez les souris recevant uniquement le vecteur contrôle, les tumeurs « injectées » ou « non injectées » continuaient à grossir et les animaux mouraient ou étaient euthanasiées à 63 jours. Chez les souris recevant le vecteur encodant l'icon, en revanche, toutes les tumeurs ont régressé, qu'elles aient reçu ou non les injections. Et les souris étaient débarrassées de toute tumeur viable quand l'expérimentation a pris fin.
Il faut signaler que les tumeurs induites chez les souris provenaient du cancer prostatique humain de la lignée C4-2, qui produit de grandes quantités de PSA et qui peut métastaser à l'os, propriétés que l'on retrouve dans le cancer de l'homme.
Il faut aussi signaler le fait que, dans le cas du mélanome comme dans le cas du cancer prostatique, chez les souris qui avaient deux tumeurs (une de chaque côté) amies dont l'une seulement recevait le vecteur avec l'icon, il y a eu régression des deux tumeurs. « Ces résultats suggèrent que le protocole pourrait être utilisé pour traiter les patients avec cancer métastatique qui ont au moins une tumeur accessible », font remarquer les auteurs.
Certes, malgré les précautions décrites plus haut, on aurait pu redouter que le protocole induise une CIVD en agissant au niveau des tissus sains. Mais : 1) on n'a pas observé de liaison de l'icon dans le foie ou les reins des souris traitées ; 2) on n'a pas observé d'hémorragies dans les organes de ces animaux, même à l'histologie.
« Proc Natl Acad Sci USA », 9 octobre 2001, vol. 98, pp. 12 180-12 185.
Et chez l'homme : cancers et affections rétiniennes ?
L'apparente efficacité de ce protocole d'immunothérapie par icon dans des modèles murins de mélanome et de cancer de la prostate « suggère que le protocole pourrait aussi être efficace chez des patients cancéreux », estiment les auteurs. « Etant donné que l'expression du FT sur les cellules endothéliales tumorales a lieu probablement dans tous les types de tumeurs solides, le protocole pourrait avoir de larges applications pour traiter les patients cancéreux », ajoutent-ils.
« Le protocole pourrait aussi être applicable pour traiter les patients souffrant d'autres maladies associées à une néovascularisation, comme la forme humide, exsudative, de la DMLA et la rétinopathie diabétique », concluent-ils.
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