Il y a quelques semaines encore, il n'y avait pas de star des affaires plus encensée que Jean-Marie Messier, PD-G de Vivendi-Universal. Depuis qu'il a transformé une société spécialisée dans la distribution d'eau en un géant de la communication, il est, en France, et même aux Etats-Unis où on a salué son audace « entrepreneuriale », le roi des médias, à la fois parce qu'il en possède et parce qu'on ne voit que lui sur les petits écrans, qu'on ne parle que de lui dans les journaux.
L'achat, par Vivendi, de Canal +, aura peut-être constitué la démarche symbolique qui marquait le déclin de M. Messier, l'idée sur laquelle il s'est cassé le nez. Non que ce fût, au départ, une mauvaise affaire. Mais JMM, comme on l'appelle familièrement, a cru bon alors de décréter que « l'exception culturelle (était) morte ».
La création et l'argent
Ce qui, avec un peu de savoir-faire, aurait pu n'être qu'une attaque contre un chauvinisme franchouillard, est apparu, et à juste titre, comme la soumission de la créativité à l'argent. Première erreur de JMM, qui a montré ce jour-là que, sous son air de jeune homme bien éduqué et bien intentionné, il cache l'âme féroce du capitaine d'industrie aux dents longues.
M. Messier n'a pas acheté Canal + dans la période la plus faste de son existence. Après un succès triomphal qui se confirmait jour après jour, la chaîne cryptée a commencé à faire de mauvais investissements à l'étranger qui pèsent désormais sur son bilan ; victime, comme tant d'autres entreprises, du syndrome de la grenouille qui se veut plus grosse que le buf, elle a amorcé son déclin financier et éditorial avant même l'arrivée de JMM. Lequel, en somme, ne voit pas d'autre solution que d'en faire une chaîne généraliste comme les autres.
Lorsqu'il a limogé le patron de Canal +, Pierre Lescure, mardi dernier, il ne s'attendait sûrement pas à ce que les salariés de la chaîne fissent bloc autour de leur président. C'est sa deuxième erreur : il a constaté que, en dépit de l'aura dont il bénéficie, M. Lescure est, à Canal +, infiniment plus populaire que lui. On a donc assisté, comme M. Messier, s'il avait été plus fin, aurait dû s'y attendre, à la révolte classique de salariés qui préfèrent le patron immédiat, celui qui les aide et les encourage dans leurs efforts, à un patron plus lointain, qui ne sait rien de la façon dont on réalise des programmes de télévision, qui se moque de la spécificité d'un contenu s'il ne rapporte pas assez d'argent et pour qui, en somme, les hommes et les femmes au travail ont moins d'importance que les résultats.
Un fossé culturel
L'énorme fossé culturel, mental, philosophique qui sépare JMM des équipes de Canal + constitue déjà un sujet de débat retentissant dans une société comme la nôtre, toujours prompte à exprimer ses passions. Il alimente d'ailleurs une chronique abondante dans les journaux où s'ajoutent les arguments en faveur d'une chaîne qui a largement innové en matière de télévision et dont la France peut être fière, en faveur des employés contre leur patron, en faveur des petits contre les gros. Ce débat-là n'est nullement négligeable.
Ce qui nous paraît néanmoins plus grave, c'est que rien, dans la manière dont M. Messier exerce son métier, ne l'autorise à se conduire aussi brutalement. S'il avait prouvé qu'il transforme en or tout ce qu'il touche, il aurait au moins pour lui le talent mis au service des affaires, sinon de la création. Mais on ne peut pas dire que cet homme, qui fascine tant l'opinion, puisse exciper d'un bilan admirable. Il a moins gouverné au nom de l'intérêt de sa société qu'en fonction de ses caprices, et même de ses lubies. Il a acheté à prix d'or des compagnies américaines qu'il ne peut payer que s'il se défait d'une partie de ses sociétés françaises. Mais il ne trouve pas, pour celles-ci, l'offre financière qui lui aurait permis de réaliser son rêve : transformer Vivendi en multinationale, ou plus exactement en conglomérat américain. Le voilà grevé d'un endettement qui dépasse ses fonds propres. Le voilà livré à des négociations interminables, mieux, à des discussions de marchand de tapis, sur le prix d'entreprises, souvent florissantes, dont il veut, encore une fois parce que c'est son syndrome américain, se débarrasser. Le voilà avec des résultats dont le déficit annuel est de 13 milliards d'euros (vous avez bien lu). Le voilà avec des actions dont la valeur a baissé de 40 % depuis le début de l'année.
Que faut-il en penser ? Que sa stratégie est un échec. Et c'est lui qui dirait à M. Lescure ce qui est bon pour Canal + ?
M. Messier, jusqu'à présent, a eu beaucoup de chance. Il a été soutenu par un conseil d'administration qui a approuvé sa stratégie. Sans doute ses collègues sont-ils, eux aussi, séduits par son charme bon enfant. Mais il ne faut pas être sorcier pour commencer à penser qu'un homme qui accumule tant de dettes et ne trouve pas preneur pour ses sociétés, qui largue ses employés par milliers après leur avoir juré qu'ils appartenaient à une famille unie, qui, en définitive, n'a su protéger ni ses salariés ni ses actionnaires, devrait avoir au moins la décence d'offrir sa démission.
Il n'en est rien : JMM affirme que, lors de l'assemblée générale des actionnaires et de la réunion du conseil d'administration, qui auront lieu le même jour, le 24 avril, il sera confirmé dans ses fonctions.
Peut-être pense-t-il qu'en sacrifiant Pierre Lescure, il sauve sa propre tête.
Mais peu importe : M. Messier, qui a échoué dans un métier pour lequel il est payé, perd toute crédibilité quand il prétend exercer aussi un métier qu'il ne connaît guère : des programmes de télévision ne sont pas des boîtes de conserve et l'idée de faire de Canal + une autre TF1 avec le concours d'un ancien de TF1, est sotte, tout simplement, ne serait-ce que parce qu'elle consiste à aller concurrencer une chaîne toute-puissante sur son propre marché.
Pour le moment, M. Lescure s'abrite derrière sa popularité de David contre Goliath et invoque des clauses de droit qui pourraient retarder le coup de force de M. Messier. Mais, dans le monde des affaires, c'est toujours le grand patron qui a le dernier mot ; et ceux qui jurent qu'ils ne travailleront pas sans M. Lescure seront contraints de se démettre ou de se soumettre si, d'aventure, JMM garde ses fonctions. C'est très regrettable. L'aspiration au gigantisme de quelques grands patrons a été mise en échec par la conjoncture économique. Tout ce qu'on a acheté très cher jusqu'en 2000 a perdu la moitié ou plus de sa valeur entre 2000 et 2002. Les fusions et acquisitions ont, du coup, perdu tout leur attrait. La mentalité change. Canal +, pour ne prendre que cet exemple, aurait coulé des jours heureux s'il s'était contenté de son triomphe en France ou s'il n'avait fait que de prudents investissements en Europe. Trop de patrons ont perdu de vue une saine vérité : la prospérité suffit. La vocation d'une société n'est pas forcément de parvenir à une taille gigantesque ou d'enrichir à l'infini ses actionnaires, mais de créer des emplois, d'en augmenter le nombre et d'en améliorer si possible la rémunération.
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