De notre envoyée spéciale à Caen
La journée du 16 mai aura marqué un tournant dans le conflit qui oppose les médecins généralistes libéraux du Calvados à leur caisse primaire. Les dix-huit praticiens épinglés pour surfacturations n'ont pas réussi à obtenir de Joël Melzi, le directeur de la CPAM, l'annulation immédiate des menaces de sanctions lors de leur « descente » à la caisse. Du coup, la coordination départementale, perdant patience, a décidé de tenter le tout pour le tout et a été la première à lancer le mot d'ordre du déconventionnement massif. Près de 240 généralistes auraient répondu à l'appel d'après le Dr Antoine Leveneur, président de la coordination du Calvados. Deux cents courriers devaient être postés à la fin de la semaine dernière.
« La caisse (CPAM) doit se mettre dans la tête que nous ne sommes pas en situation de négociation, nous sommes en situation d'exigence », lance-t-il, survolté. Antoine Leveneur, c'est le profil type du meneur qui ne recule devant rien. N'hésitant pas à hausser le ton pour se faire entendre, occupant tout l'espace à grands moulinets des deux bras, ses yeux de proie braqués dans ceux de son interlocuteur, ce militant de la première heure ne passe pas inaperçu. Exactement le genre de personnalité qu'abhorre Joël Melzi, qui regrette le « climat de confiance » qui régnait entre sa caisse et les médecins avant l'arrivée de ce « jusqu'au-boutiste » à la tête de la coordination calvadosienne en janvier dernier.
Animé d'une rancur sans borne, Joël Melzi raconte la « séquestration » dont il a fait l'objet le 16 mai par une quarantaine médecins. « Imaginez la scène. Ils ont fait irruption dans mon bureau, accompagnés de journalistes de la télé, m'ont projeté sur ce siège, m'y ont maintenu de force une heure durant, jusqu'à ce que je signe un papier où je m'engage personnellement à uvrer pour annuler les menaces de sanction. » Un temps. Puis Joël Melzi ajoute, avec des mots soigneusement choisis : « De toute façon, ça ne m'engage en rien, ce n'est pas moi qui décide de la levée ou non des sanctions. » Le directeur de la caisse explique alors que la commission paritaire qui doit en décider a prévu de se réunir avant le 3 juin, date à laquelle les sanctions commenceront à s'appliquer. En attendant, Joël Melzi a déposé plainte, avec le soutien de la CNAM, pour « séquestration et molestation d'un agent ».
« On va les faire exploser »
Ce dépôt de plainte déplaît fort au Dr Leveneur, même s'il dit s'en « contre-foutre ». C'est avec une voix adoucie qu'il décrit à son tour la scène du 16 mai à la CPAM : l'ambiance y était certes « houleuse » mais « bon enfant ». Puis il s'emporte de nouveau, peste contre le directeur, « un vrai psychopathe, celui-là », agrippe le bras de son interlocuteur et rappelle la détermination « totale » des toubibs à se déconventionner massivement. Il faut des actes, et vite. « Si on n'obtient pas le C à 20 euros et la levée des sanctions, on va les faire exploser, les mecs, on va tous les limoger !, lâche-t-il. De toute façon, on est dans une situation de force sans précédent, on a tous nos patients avec nous. »
Une opinion que conteste Joël Melzi, brandissant les dizaines de lettres que les assurés sociaux, mécontents, lui envoient. « Ilsdéplorent la surfacturation, protestent contre l'attitude de certains médecins qui refusent de les soigner s'ils sortent un chèque de 18,50 euros, et me demandent la liste des généralistes "fréquentables", c'est-à-dire respectant la convention », résume-t-il.
Faire avancer les négociations
La situation de crise dans le Calvados, compliquée par une animosité profonde entre le directeur de la CPAM et le président de la coordination, semble inextricable. L'obtention du C à 20 euros et du V à 30 euros suffirait-elle à calmer les esprits et à y stopper les projets de déconventionnement ? « Absolument pas », tranche le Dr Stéphane Debelle, un généraliste installé au cur de Caen, l'un des animateurs de la coordination. D'un naturel plus calme que le Dr Leveneur, le Dr Debelle tente de tempérer les propos de son ami en faisant une description plus posée de la situation. « Pour sortir de la crise, on exige aussi la révision de l'article 77 du code de déontologie (qui fait obligation aux médecins de prendre des gardes) , la rémunération de la télétransmission et l'abandon des procédures de sanction en cours et à venir. » D'ici là, les leaders de la coordination calvadosienne le promettent, le mouvement se durcira dans le Calvados.
Comment se positionnent les médecins de base face à cette crise sans précédent ? Différemment. Si certains adhèrent au mouvement tête baissée, d'autres désapprouvent totalement les moyens employés par la coordination. Une histoire de forme plutôt que de fond, en fait. « Personnellement, ce n'est pas pour l'argent que je prends le C à 20 euros, déclare le Dr Jean-Claude Prévot, mais pour dénoncer la convention signée par MG-France. On se met hors la loi, on fait de la provocation pour se faire entendre et faire avancer les négociations. » Pourtant, au départ, une telle démarche n'allait pas de soi pour ce discret généraliste, qui se décrit lui-même comme une personne très respectueuse des règles. Mais après une courte phase de réflexion, le Dr Prévot a décidé d'adhérer au mouvement lancé par la coordination. Sans aucun regret aujourd'hui. « Quel autre moyen d'action a-t-on ? Aucun. »
Lorsqu'en début de mois il a décacheté la lettre de la CPAM lui reprochant ses trop nombreuses surfacturations, Jean-Claude Prévot n'a ressenti « aucune anxiété ». « Je me sentais déjà engagé dans un mouvement collectif, explique-t-il. Si j'étais seul face à la caisse, je serais dans mes petits souliers. Mais là, en groupe, je n'ai pas peur du tout. »
Alléger les contraintes
Le Dr Chantal Marié figure également sur la liste des dix-huit médecins épinglés par la CPAM du Calvados. En acceptant de se déconventionner, elle veut enfin être écoutée. « C'est vrai que ce geste n'est pas facile à faire, je ne sais pas où ça nous mène. C'est vrai aussi que j'ai l'impression de mettre mes patients en difficulté, je n'ai pas envie qu'ils se retrouvent sans médecin, ni que la Sécu tombe à l'eau. » Mais malgré ses doutes et ses interrogations, le Dr Marié ne lâchera pas prise : « Je veux que la caisse comprenne qu'elle doit arrêter ses abus de pouvoir permanent. »
Plus que la revalorisation de leurs tarifs, ces deux médecins souhaitent surtout obtenir un allégement significatif des contraintes administratives, ainsi que des avancées sur la FMC et la démographie médicale.
Une contre-coordination
Tout comme le Dr José Menigault, qui exerce en milieu rural, là où la pénurie de médecins est des plus criantes. Pourtant, le Dr Menigault ne comprend pas l'attitude de ses confrères. Il continue à télétransmettre, fait payer 18,50 euros la consultation. Et regrette d'être le seul à agir ainsi dans son entourage. « Je ne trouve pas normal d'imposer le tarif à 20 euros sans l'accord des caisses, explique-t-il. Plus que les problèmes d'argent, ce qui me pèse, c'est le contexte d'exercice qui se dégrade, l'attitude de mes patients, consommatrice et non reconnaissante. Plutôt que d'aboyer et de réclamer des miettes qui ne correspondent pas au fond du problème, ils feraient mieux d'apporter un brin d'intelligence et de responsabilité dans le débat. »
Un avis que partage le Dr Philippe Lerat*, à l'origine de la création d'un mouvement minoritaire qui conteste complètement les moyens d'action de la coordination. Si elle approuve les revendications, cette sorte d'« anticoordination », qui regroupe une vingtaine de médecins, juge « anormal et dangereux de prendre les patients en otage ». La solution ? « Sortir du paiement à l'acte, pense Philippe Lerat. Là, ils se laissent tous entraîner dans une logique d'affrontement ; ils vont dans le mur. »
Au-delà des revalorisations tarifaires
Côté syndicats représentatifs, les discours sont assez embarrassés : ici aussi, on approuve le fond mais pas la forme. L'UNOF, par exemple, demande le C à 20 euros, mais n'a pas appelé à le prendre. Tout comme elle n'a pas appelé au déconventionnement. Son président local, le Dr Gérard Lemarinier, regrette que Joël Melzi ait annulé le rendez-vous prévu aujourd'hui avec Michel Combier, président national de l'UNOF. En fuyant les discussions, « les responsables de la caisse montrent qu'ils ont perdu le contrôle d'eux-mêmes », dit-il.
Etonné par l'ampleur du conflit, Le Dr Jacques Battistoni, président de MG-14, ne s'attendait pas à un tel ressentiment de ses confrères contre les caisses. « Pourtant, je souffre moi-même du poids de la paperasserie et de la télétransmission. Mais j'ai du mal à comprendre l'attitude de mes confrères. Ils sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. »
Plutôt que de focaliser sur des revendications tarifaires, le Dr Battistoni préfère se concentrer sur un projet pour la médecine générale permettant l'amélioration de la qualité de vie et de travail des médecins.
Un raisonnement qui rejoint celui du président de la CPAM du Calvados, Bernard Thomasse (CFDT). « Je regrette que le débat ne porte pas sur la place du généraliste en tant qu'individu dans la société. Si on se fige sur des questions économiques, on maintiendra le mécontentement et alors, un jour, les médecins en auront marre et quitteront le système. Il faut une reconnaissance profonde du métier de généraliste dans son côté purement humain et non purement fric. C'est sur ces bases-là que je veux bien les rencontrer. » Concernant les menaces de sanction, Bernard Thomasse « aurait préféré éviter en arriver aux 18 lettres ». « Mais en même temps, poursuit-il, la caisse n'a pas eu le choix, elle est garante de l'argent socialisé. »
Joël Melzi renchérit en rappelant qu'un système de santé de qualité et l'égalité des soins n'existent qu'avec un financement solide et une gestion adaptée. Autrement dit, les médecins doivent accepter des contreparties. Le conflit est loin de prendre fin.
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