Dans la période de délire pacifiste et anti-américain qui a précédé la guerre, nous avons été quelques-uns à suggérer au gouvernement de tempérer sa position pour éviter un conflit diplomatique prolongé avec les Etats-Unis. Impressionnés par la prestation télévisée de Jacques Chirac et par son immense popularité, nous avons pensé, comme lui, qu'il y avait au moins une chance que les Américains passent l'éponge après la guerre.
Chirac s'est trompé et nous aussi. Il n'y aura pas de « sortie de crise », malgré quelques signes envoyés à Washington par la diplomatie française : dans la hâte, et alors que Dominique de Villepin rentrait d'un voyage au Proche-Orient qu'il n'aurait jamais dû faire, le président de la République a téléphoné à George W. Bush. Mardi soir, notre représentant aux Nations unies a proposé la suspension de l'embargo contre l'Irak, ce qui aurait dû satisfaire en partie une forte exigence des Etats-Unis. Rien n'y a fait. M. Bush a réuni quelques-uns de ses principaux collaborateurs et, dans la nuit de mardi à mercredi, Colin Powell, le secrétaire d'Etat, annonçait que des « sanctions » seraient prises contre la France.
Des sanctions politiques ?
Il n'en a pas précisé la nature et on ne voit pas quelles mesures économiques pourraient être adoptées contre lesquelles la France ne recourrait pas à des représailles. A notre avis, ce n'est pas l'administration qui prendra des décisions protectionnistes ciblées contre la France ; sur ce chapitre, ce sont les Américains eux-mêmes, y compris ceux qui étaient hostiles à la guerre, qui ont été outrés par la vague d'anti-américanisme où ils ont retrouvé, étroitement mêlés, gouvernants et gouvernés français. Ce sont donc les consommateurs américains qui risquent d'élargir et de prolonger le boycott des produits français.
Bush, pour sa part, pense plutôt à des sanctions de nature politique. Mais lesquelles ? On le saura bientôt, mais on peut déjà imaginer que les Etats-Unis, qui ont dressé depuis longtemps leur liste d' Etats voyous, vont constituer une liste de « pays inamicaux » qu'ils enfonceront dans la vocation que ces pays se sont donnée : si la France se range aux côtés des dictatures et des pays non alignés, qu'elle cultive ce rôle ; si elle veut diriger l'Union européenne, les Etats-Unis l'en empêcheront pas leurs propres moyens en « infiltrant » les Etats européens proaméricains ; et si la France a une place très particulière au sein de l'OTAN, elle y sera encore plus marginalisée.
De telles intentions ne traduisent ni générosité ni magnanimité ; elles expriment au contraire la rancune tenace de M. Bush ; elles relèvent tout ce qu'on lui reproche, mépris, insensibilité, absence de finesse.
Nous avons montré à plusieurs reprises que l'administration néoconservatrice ne correspondait à aucune des administrations précédentes. Une subtilité élémentaire aurait dû conduire Dominique de Villepin à une prudence accrue dans ses rapports avec Washington, du seul fait de l'arrogance, de l'intransigeance et de la brutalité du gouvernement de M. Bush. Ces graves défauts sont, certes, très irritants, mais ils suffisaient à nous interdire la démarche triomphaliste dans laquelle la France s'est lancée, avec pour dividende immédiat mais court, la grande popularité de M. Chirac, en France même et dans le monde arabe. Mais la victoire américaine a démontré combien notre posture diplomatique était illusoire, sans lendemain. Nous aurions dû disposer d'un joker capable d'atténuer nos dissensions avec l'Amérique. Au lieu de quoi, nous avons porté les dirigeants américains au degré d'ébullition - et ils ne semblent pas se refroidir.
Des gestes inutiles
Ce qui a déjà contraint la France à faire les premiers gestes en direction du gouvernement américain, avec un résultat nul. Le pire, c'est que Washington n'entend pas tenir rigueur à Berlin et à Moscou, pourtant associés à notre démarche, de leur comportement passé. La France apparaît donc comme l'unique objet du ressentiment américain. Pourquoi ? Bush n'en aurait pas voulu à Chirac si le chef de l'Etat s'était contenté d'exprimer son hostilité à la guerre, comme le chancelier Schröder. Il lui en veut d'avoir brandi la menace de veto, qu'il acceptait de la Russie, mais pas d'un « allié ». Quant à l'Allemagne, elle n'a pas le droit de veto, ce qui lui épargne les conséquences d'une action diplomatique tout aussi désatreuse que celle de la France.
Voilà Jacques Chirac placé devant un dilemme : ou bien il prend acte de l'attitude durablement hostile des Etats-Unis et il tente d'organiser une contre-force, avec quelques pays européens (mais qui va le suivre, cette fois ?) et nos grands amis arabes ; ou bien il s'efforce de raccommoder les pots cassés et s'engage sur le chemin de Canossa, ce qui ne serait pas glorieux et déclencherait les quolibets de l'opposition.
Une erreur de jugement
En d'autres termes, M. Chirac a commis (comme nous) une grave erreur de jugement quand il a cru, le 10 mars dernier à la télévision, qu'il pouvait tout faire à l'Amérique sans en subir les conséquences. Il a simplement cru qu'il pouvait renouveler son exploit à la présidentielle de 2002. A l'arrogance de Bush, il a opposé la sienne ; à l'unilatéralisme américain, il a opposé sa propre forme d'impérialisme européen lorsqu'il a tancé les pays des Quinze ou hors de l'Union qui s'écartaient de sa ligne ; à une politique de force, il a opposé un bras de fer diplomatique qu'il a certes remporté, mais à son propre détriment. Il a accru l'entêtement de Bush, il a donné un exemple à la Turquie qui, elle aussi, a voulu jouer un jeu individuel, mais n'a empêché ni la guerre ni la victoire anglo-américaine. Et Bush se souviendra toujours que la France, avec d'autres, lui a singulièrement compliqué la tâche.
La tactique de la France, en définitive, n'a réussi qu'à renforcer l'unilatéralisme américain. Mesurant aujourd'hui son succès, M. Bush se dit sans doute que, décidément, il peut faire ce qu'il veut sans le concours de ses « amis traditionnels », catégorie dont il va se hâter de nous faire sortir. En plus, et c'est le plus grave, M. Bush a de meilleures chances aujourd'hui de remporter l'élection présidentielle de 2004. On peut donc difficilement, sauf imprévu, miser sur son départ à court terme.
Nous venons d'entrer dans une crise avec les Etats-Unis qui risque fort de durer. Quoi qu'on pense de M. Bush, qui mérite la plupart des critiques qu'on lui adresse, il fallait savoir - ou se rappeler - que les Etats-Unis feraient la guerre de toute façon, qu'ils la gagneraient de toute façon et que leur opposer une diplomatie brodée de petites trahisons et de manuvres mesquines, appuyée par ailleurs sur une économie très fragile et sur une force militaire négligeable, n'était pas de nature à faire ciller le mastodonte américain.
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