Peut-être une seconde « affaire Myriad » en perspective. Myriad Genetics, c'est cette société américaine accusée de s'être assurée l'exclusivité commerciale sur le test de dépistage de susceptibilité des cancers du sein et de l'ovaire. La faute à une formulation « extra-large » des brevets, qui couvre sans restriction toutes les méthodes de diagnostic basée sur la séquence du gène BRCA1.
La deuxième affaire en perspective, on la doit à une autre société américaine, Bio-Rad. Même enchaînement d'événements. Après avoir imposé son test de dépistage de l'hémochromatose sur le sol américain grâce à trois « larges » brevets, Bio-Rad tente d'étendre ses droits à l'étranger. Des brevets ont été déposés au Japon, en Australie, en Afrique du Sud et en Europe. Ils sont en cours d'examen. Si, comme pour BRCA1, l'Office européen des brevets (OEB) venait à les délivrer, alors une situation d'exclusivité commerciale serait à redouter, ce qui modifierait, en France comme ailleurs, la pratique du test en question.
Le gène de l'hémochromatose
Retour sur l'histoire de ce test génétique aux Etats-Unis. L'hémochromatose génétique étant la plus fréquente des maladies héréditaires et nécessitant de surcroît un diagnostic précoce pour être bien traitée, une course à l'identification du ou des gènes impliqués a été engagée dans les années 1990. C'est une société américaine, Mercator Genetics qui, la première, a découvert en 1996 le gène HFE et ses deux principale mutations (C282Y et H63D), responsables de la maladie chez neuf patients sur dix.
Conséquence immédiate : Mercator dépose trois brevets auprès de l'Office des brevets américains (USPTO). Lesquels portent à la fois sur la séquence du gène HFE et sur la technique mise au point par la société pour repérer les deux mutations. Une fois la délivrance des brevets accordée en avril 1998, seul le test produit par Mercator, dit test HFE, est autorisé sur le sol américain. Avec de lourdes conséquences en termes d'économie et de santé publique.
La preuve en est donnée par une étude (« Nature » du 7 février) qui révèle qu'après cette date, la grande majorité des laboratoires américains interrogés, qu'ils soient publics ou privés, ont renoncé à poursuivre la réalisation du test de dépistage de l'hémochromatose. Parce que l'utilisation de leur propre méthode n'était plus légale, et parce que le test vendu par Mercator était hors de prix. La recherche clinique en a donc pris un sacré coup. Une telle menace concerne-t-elle la France ? Pour cela, il faudrait d'abord que le test HFE soit breveté en Europe.
Une très longue procédure
Reprenons l'histoire du test aux Etats-Unis. Peu après avril 1998, Mercator disparaît. S'ensuit une période où les droits d'exclusivité sur le test sont rachetés successivement par diverses sociétés américaines (Progenitor, SBCL, Quest Diagnostics), pour, au final, se retrouver entre les seules mains de Bio-Rad, en 2001.
Dans l'intervalle, les brevets de Mercator ont été étendus à l'étranger. En Europe, les trois brevets sont arrivés sur le bureau de l'Office européen des brevets en 1999. Et sont toujours en phase d'examen. « La procédure d'acceptation est très longue, explique Jean-Philippe Muller, ingénieur spécialiste des brevets en biotechnologies à l'Institut national de propriété industrielle. Entre le dépôt et la délivrance, il s'écoule en moyenne de 5 à 6 ans. Donc si menace il y a, ce n'est pas pour demain. » Au final, l'OEB dispose de trois solutions : l'acceptation totale des brevets, l'acceptation partielle ou le rejet.
Pour poursuivre le parallèle avec le test BRCA1 et Myriad, le risque de monopole industriel semble ici d'autant moins grand que la politique de Bio-Rad est plus ouverte, pour deux raisons. D'abord parce que Bio-Rad accepte de vendre son kit à d'autres laboratoires, à l'inverse de Myriad, qui impose que tous les tests BRCA1 soient centralisés et effectués dans son usine de Salt Lake City. Ensuite parce que Bio-Rad accepte de délivrer des licences, certes onéreuses, mais qui permettent quand même aux laboratoires qui le souhaitent de poursuivre leurs tests « faits maison ».
« C'est logique au fond, commente Jean-Philippe Muller. Face à la vague de contestation soulevée par la stratégie de Myriad, ajoutée à l'échec de Monsanto, qui, dans le domaine des OGM, a tenté d'imposer son gène Terminator pour asservir la planète, Bio-Rad joue la prudence. Il tient à asseoir son hégémonie en douceur. »
150 000 malades en France
En France, le marché des tests de dépistage de l'hémochromatose est conséquent. D'après l'association hémochromatose France, 150 000 Français sont concernés par cette maladie. De 25 000 à 30 000 tests sont réalisés chaque année. « Le test est largement pratiqué depuis 1996 partout en Europe, explique le Dr Pierre Brissot (CH Pontchaillou, Rennes). En France, quasiment tous les laboratoires hospitaliers le pratiquentainsi qu'une poignée de laboratoires privés. Chacun y va de sa propre recette, hybridation moléculaire, RFLP ou HPLC. Les enjeux économiques seront vraiment énormes le jour où le gouvernement optera pour un dépistage systématique de la population, exigé par beaucoup. Dans ce cas, le nombre annuel de tests se comptera en millions. Ce qui ne pourra que ravir Bio-Rad, qui raflerait la mise, à condition que l'OEB ait délivré ses brevets au préalable. »
Malgré ce contexte très particulier, la société Nucleica (Clermont-Ferrand) n'a pas hésité à se lancer sur le marché du test de dépistage de l'hémochromatose. « Nous connaissions les démarches de Bio-Rad avant de mettre au point une technique originale permettant de détecter trois mutations, explique Eric Baud. Au lieu de nous inhiber dans notre désir d'innovation, cela nous a poussés à commercialiser un nouveau kit. Le fait qu'on ait déposé un brevet en août 2000 auprès de l'OEBnous rend plus fort. Cela nous aidera sûrement pour monnayer une licence avec Bio-Rad le moment venu. »
Les biologistes inquiets
Ceux qui se trouvent en bout de chaîne, c'est-à-dire les laboratoires, sont moins optimistes. La généticienne Patricia Martinez, du CHU de Montpellier, se sent prise en otage : « Nous réalisons 500 à 600 tests par an. Le monopole d'un test américain serait très mal perçu par l'ensemble des biologistes français, en particulier parce que la plupart n'utilisent pas de kits et que le prix de revient serait beaucoup plus élevé avec un kit. »
Toutefois, la perspective d'un dépistage systématique n'est pas encore adoptée. D'abord pour des raisons financières. Et aussi à cause de la faible pénétrance de la maladie, soulignée par une étude du « Lancet » du 19 janvier 2002 (« le Quotidien » du 21 janvier). Autre choix à faire, si le dépistage devenait systématique : la nature du dépistage, génotypique ou phénotypique (test de la saturation de la transferrine). Les experts ne sont pas d'accord sur ce sujet. Si le second test était retenu, l'arrivée du test américain en France n'aurait que très peu de conséquences. De même, si le projet de loi qui impose les licences obligatoires venait à être adopté. Pour réfléchir sur cette question de santé publique, l'association Hémochromatose France organise une journée-débat le 28 octobre prochain au Sénat.
En supposant que l'OEB délivre les trois brevets à Bio-Rad et en supposant que les laboratoires français persistent à utiliser leurs propres tests malgré l'obligation de n'appliquer que celui d'outre-Atlantique, la France serait-elle quand même dans l'illégalité dès lors qu'elle n'a pas encore transposé la directive européenne « relative à la protection des inventions biotechnologiques » ( « le Quotidien » du 14 janvier) ? Oui, répond le spécialiste des brevets Jean-Philippe Muller, de l'INPI. « Peu importe le fait que sept pays, dont la France, n'ont pas transposé. La directive européenne prévaut sur leur droit national. »
Pour échapper au monopole industriel, reste le recours possible à la procédure d'opposition, à l'instar de l'institut Curie dans l'affaire Myriad. Mais là encore, il faut être prudent. « La chambre d'opposition de l'OEB met plusieurs années avant de rendre son verdict, explique Jean-Philippe Muller. Par exemple, la procédure déposée par Curie le 9 octobre 2001 ne sera pas réglée avant 2005. D'ici là, le brevet de Myriad est toujours valable, il n'y a pas de suspension. »
Du coup, Myriad peut tout à fait saisir la justice pour faire condamner ses contrefacteurs. Dans les faits, la firme américaine a du pain sur la planche, car pour l'instant un seul laboratoire européen, la société Bioscientia (Allemagne), a négocié un accord d'exclusivité pour l'utilisation des tests Myriad (tous envoyés et analysés à Salt Lake City). Malgré l'interdiction, tous les pays européens continuent à pratiquer leurs propres tests BRCA1.
Dans le cas du test HFE, la situation serait similaire. Le fait de lancer une procédure d'opposition n'autoriserait donc pas la France à enfreindre la loi tant que l'OEB n'aura pas tranché.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature