LE QUOTIDIEN
Le brevet européen accordé à Myriad Genetics pour les diagnostics portés sur BRCA1 et BRCA2 a prouvé que la rédaction très ambiguë de la directive européenne de 1998 autorise dans les faits le brevetage des gènes humains. Pour aboutir à cette situation, quel principe ou non-principe a été mis en avant ?
Pr JEAN-FRANÇOIS MATTEI
Au moment où l'on peut penser que le XXIe siècle sera celui des biotechnologies, en particulier en médecine, il est essentiel de définir la nature de la matière première utilisée. En l'occurrence, cette « matière première » est l'homme lui-même, qui, face aux biotechnologies, est à la fois la fin et le moyen. Dans cette dualité, une philosophie utilitariste donne la priorité à la fin. Une autre philosophie considère, au contraire, que l'homme ne peut jamais être réduit à l'état de moyen, quelle que soit la fin. Si j'en juge par les quelque 12 000 signatures recueillies à ce jour sur la pétition que nous avons lancée avec mon collègue Wolfgang Wodarg, et le soutien d'associations, d'institutions et de partis politiques allant de « 60 Millions de consommateurs » à l'AFM, d'Attac à l'Académie de médecine, ou encore, du PC au CNI, c'est cette seconde philosophie qui rencontre l'assentiment le plus large.
A l'appui du brevetage des gènes, on entend souvent dire que le système favorise l'investissement, la recherche et, en définitive, le patient. Que penser de l'argument ?
C'est une absurdité à tous points de vue. D'un point de vue purement économique, ce n'est pas pour rien que les Etats, à commencer par les Etats-Unis, se sont dotés de lois anti-trusts - qui, en l'espèce, mériteraient de jouer. Quant au strict intérêt franco-français, si l'on consent au brevetage des gènes, compte tenu de notre participation au programme international de séquençage, notre part nationale va se chiffrer à quelque 3 % : je doute qu'il s'agisse véritablement de notre intérêt.
Pour ce qui concerne la recherche, on sait déjà qu'un bail accordé sur un gène stérilise la recherche sur ce gène. Mais on pourrait franchir rapidement un palier supplémentaire dans l'absurde. On constate de plus en plus que les réactions physiologiques sont polygéniques, et mettent en jeu 10 ou 20 gènes. Va-t-on étudier une réaction de manière fractionnée, en fonction des brevets détenus par untel ou untel ? Imagine-t-on ce que deviendrait la recherche si l'approfondissement d'un sujet était subordonné à des tractations entre 10 ou 20 sociétés détentrices de brevets ? Même les Américains commencent à trouver que le brevet est un outil décidément bien difficile à manier dans le champ des gènes.
Quant au patient, bénéficiaire supposé en bout de chaîne, il faut bien comprendre qu'il est le grand oublié des stratégies des firmes détentrices de brevets, aux yeux desquelles le traitement est un objectif parfaitement secondaire. Ces entreprises n'entrent pas dans la logique du médicament, trop longue et trop coûteuse, et se cantonnent au diagnostic : le traitement attendra. Dès à présent, aux Etats-Unis, on contacte directement « le client » pour proposer une recherche de mutation : charge à lui, ensuite, de se débrouiller avec le résultat. Ainsi, non seulement l'objectif thérapeutique est-il délaissé, mais la prise en charge globale du patient, éventuellement de sa famille, qui reste l'objectif de la médecine même en l'absence de traitement, est elle aussi escamotée. J'ajoute que ce diagnostic est réservé aux personnes qui peuvent le payer.
Dans ces conditions, il est indécent d'évoquer l'intérêt des patients à propos du brevetage des gènes. La plus importante association de femmes américaines atteintes d'un cancer du sein est d'ailleurs partie en guerre contre Myriads Genetics. Et l'on ne peut exclure que les malades, qui sont proprement utilisés dans cette affaire, ne finissent par réagir au niveau mondial. Il faut réfléchir à ce qui s'est produit en Afrique du Sud avec les traitements du SIDA.
Quelle a été l'attitude officielle de la France dans cette affaire, et quelle est aujourd'hui la stratégie ?
Notre situation vis-à-vis de nos partenaires n'est pas des plus limpides, puisque la directive européenne de 1998 n'a longtemps suscité aucune réaction officielle. Aux principes affirmés dans la loi de bioéthique de 1994, et repris dans mon rapport de 1996, s'est opposée la vision utilitariste du ministère de la Recherche. Il a fallu la pétition remise au président Chirac lors de la présidence française de l'UE, puis le scandale provoqué par le brevetage de BRCA1 pour provoquer un début de prise de conscience. La réaffirmation de l'interdiction du brevetage des gènes dans la loi de bioéthique de 2002 en est en quelque sorte la conséquence. Cela étant, il ne s'agit nullement d'un progrès, puisque ce principe figurait déjà dans la loi de 1994. La transposition attendue de la directive européenne, sans l'article 5, en droit français, comporte par ailleurs une certaine hypocrisie. Car, faute d'avoir été combattue à temps, cette directive, maintenant, existe, et sa transposition en droit national sous une forme adaptée, signifie simplement que l'on est prêt à payer des pénalités à Bruxelles. En fait, on s'accommode du principe du brevetage, et l'on s'attache simplement à en gommer les inconvénients les plus voyants. La seule mesure concrète annoncée par le gouvernement dans l'affaire Myriad va d'ailleurs, elle aussi, dans ce sens. Il s'agit de généraliser aux tests diagnostiques le système des licences d'office déjà en vigueur pour les traitements. Il n'y a là aucune remise en cause du principe de brevetage des gènes : on rend simplement ce principe supportable dans la forme, d'une manière qui pourrait d'ailleurs se révéler extrêmement coûteuse à terme, lorsque les brevets se multiplieront.
Quant à l'évolution de la situation, elle dépend beaucoup de la position qu'adopteront d'autres pays européens, ainsi que des décisions qui seront finalement rendues par l'Office européen des brevets, après examen des recours. Mais en tout état de cause, la France n'aura pas, loin s'en faut, joué un rôle de leader. L'initiative est venue de la base, et tout le monde ne semble pas avoir pris conscience au sommet que l'enjeu n'est pas un bilan comptable, mais une affirmation de principe. Et même, aujourd'hui, de deux principes. Fondamentalement, il s'agissait, et il s'agit toujours, du statut de la personne humaine. Mais secondairement, est apparu le problème du mode de décision à Bruxelles. Cette affaire a au moins le mérite de mettre en lumière une parenté entre l'idée qu'on se fait de la dignité de la personne et l'idée qu'on se fait d'une décision démocratique.
Selon vous, l'obstination de la Commission, confirmée par la Cour de justice de Luxembourg, jette un certain discrédit sur le fonctionnement des institutions européennes ?
C'est évident. D'un côté, il y a des députés qui, pour la plupart, ne saisissent pas les enjeux et que des lobbyistes retournent facilement, à coup de discours culpabilisateurs. De l'autre, il y a des décisions prises à Bruxelles, dans une opacité totale. Aussi stupéfiant que cela paraisse, en tant que président de groupe à l'Assemblée nationale et généticien, je ne sais pas qui aller voir à Bruxelles pour discuter de ces questions de brevet ; je ne sais toujours pas qui décide dans ces procédures.
La démocratie fonctionne lorsque la base a une possibilité de contrôle sur l'exercice au sommet. Et dans les faits, ce pouvoir n'existe pas. Etre incapable, en 2002-2003, de remettre en question un texte de 1998 et de reconnaître une erreur, témoigne d'une tendance inquiétante à la sanctuarisation.
Selon vous, de quoi parlera-t-on encore dans 10 ans : du brevetage des gènes, ou de l'éthique ?
Le débat est dur, mais, à terme au moins, les choses iront probablement dans le sens de l'éthique. D'abord parce que le brevetage en soi est contesté, même si l'action des gouvernements n'est pas toujours celle que l'on souhaiterait. Les réactions suscitées par le cas Myriad Genetics sont trop vives pour rester sans lendemain. Ensuite, pour des raisons de contexte. Il est clair que beaucoup de questions mises en avant par le brevetage des gènes sont aussi d'actualité dans d'autres domaines. Les questions de la propriété industrielle, du monopole d'exploitation, de la valorisation purement financière, de l'articulation recherche-industrie, du mode de désignation des experts, entre autres, font actuellement l'objet de débats planétaires, sur un mode de plus en plus souvent contestataire. Dans ces conditions, il va être très difficile de s'accrocher au principe du brevetage des gènes. Et encore plus difficile de faire respecter les brevets. La Chine a déjà annoncé qu'elle ne paierait pas. Imagine-t-on le voisin indien faire autre chose ? Aux Etats-Unis même, le débat s'amplifie, et il n'est pas du tout certain que les tenants des brevets auront le dernier mot. Quant à l'Europe, elle aurait un train à prendre, mais elle ne semble malheureusement pas encore descendue du précédent.
Une histoire à rebondissements
Le 6 juillet 1998 est adoptée la directive communautaire 98/44/CE, qui autorise de fait le brevetage des gènes humains, par le biais de son article 5, qui stipule qu'un élément du corps humain est brevetable dès lors qu'il est «isolé par un procédé technique», ce qui est par définition le cas de l'ADN.
La première réaction publique attend avril 2000, lorsque le Pr Jean-François Mattei et le Dr Wolfgang Wodarg, tous deux membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et députés à l'Assemblée nationale et au Bundestag, lancent sur Internet une pétition réclamant un moratoire sur la transposition de la directive dans les droits nationaux, et la renégociation de cette directive (1). Revêtue de plus de 10 000 signatures, et avec le soutien de nombreu-ses institutions scientifiques ou civiles, la pétition est remise le 8 no-vembre à Jacques Chirac, alors président en exercice de l'Union européenne. En février 2001, Jacques Chirac souligne, dans un discours à Biovision, la contradiction contenue dans l'article 5 de la directive.
L'action des pouvoirs publics reste toutefois modeste. Après la remise de la pétition au président de la République, le 28 novembre 2000, le garde des Sceaux annonce une prochaine demande de révision de la directive, « inacceptable en l'état ». En fait, aucune demande de renégociation ne semble avoir été déposée à ce jour.
Pourtant, en 2001, en janvier, mai et novembre, trois brevets ont été accordés par l'Office européen des brevets (OEB) à la société américaine Myriad Genetics, basée à Salt Lake City, qui prétend à un monopole mondial sur le dépistage de la prédisposition au cancer du sein dans les gènes BRCA1 et BRCA2. Le projet, qui va entre autres permettre à Myriad de constituer la plus grande banque d'ADN mondiale sur le cancer du sein, apparaît inacceptable pour la plupart des laboratoires européens. Mais c'est l'Institut Curie, grâce au Dr Dominique Stoppa-Lyonnet, qui prend la tête du combat, en publiant en juin un article montrant que les tests de Myriad ne dépistent pas toutes les mutations (entre 10 et 20 % resteraient méconnues), puis en déposant en octobre 2001 un recours contre le premier brevet de Myriad. Ce recours sera appuyé par la plupart des institutions de la cancérologie française. Les ministères de la Recherche et de la Santé se déclarent solidaires, et suivent le mouvement. En février 2002, c'est un second recours qui est déposé par l'Institut Curie, la Fédération nationale de lutte contre le cancer et la Fédération hospitalière de France contre le second brevet de Myriad. Cette fois, les gouvernements néerlandais et belge déposent également un recours. Il faut dire que la menace se précise, puisque la société américaine Bio-Rad, qui a racheté un brevet concernant le gène de l'hémochromatose, vient elle aussi de déposer une demande de brevet auprès de l'OEB (ainsi qu'au Japon, en Australie et en Afrique du Sud, outre l'Amérique du Nord). Or chacun sait que des projets de dépistage systématique de l'hémochromatose sont dans les cartons. Mais l'Europe persiste, puisque le 9 octobre 2001, un recours en annulation visant la fameuse directive, déposé par les Pays-Bas, et soutenu par l'Italie et la Norvège, a été rejeté par la Cour de justice européenne de Luxembourg, dans des attendus qui reprennent pratiquement mot à mot la formulation incriminée dans l'article 5.
En France, les réactions restent dispersées. Le 31 octobre 2001, le secrétaire d'Etat à l'Industrie avait présenté un projet de loi assurant la transposition de la directive européenne sans cet article. Mais si, en janvier dernier, les députés ont reconduit à l'unanimité, dans la nouvelle loi de bioéthique, l'interdiction du brevetage du vivant, déjà affirmée dans la loi de 1994, c'est grâce à un amendement déposé par le PC et l'UDF, et contre l'avis du gouvernement, pour qui la question des brevets devait n'être qu'évoquée. Le rapporteur, Alain Claeys, socialiste, a fait ce commentaire : « Je crois qu'aujourd'hui, en précisant la position de la France, nous aiderons le gouvernement dans les négociations à venir. » On ne saurait mieux suggérer la persistance d'un doute quant aux véritables options des pouvoirs publics en matière de brevetage.
(1) www.soshuman
genome.forez.com
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