« Histoire de la politesse »

Bonnes manières

Publié le 06/11/2006
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TOUT COMME la plus austère morale, la politesse est une activité normative : elle dit ce qui doit être. Aussi le livre énumère-t-il et détaille-t-il longuement les règles de bienséance, les traités et manuels du savoir-vivre. Des comportements sont prescrits, d’autres sont jugés incorrects ou malséants. C’est une vision superficielle que de ne retenir de ceci que son aspect futile : la morale parle du droit au suicide, la politesse de l’art d’envoyer des fleurs, mais on verra que la petite soeur est plus grave parfois que son aînée. Notre époque semble l’avoir compris qui a heureusement ressuscité le terme d’« incivilités ».

Et tout d’abord beaucoup d’histoire. De quelque terme que l’on désigne notre sujet – civilité, savoir-vivre, bonnes manières, bienséance – il est cousu d’histoire, qui fait parfois de la politesse la nécessaire conséquence des événements humains.

Il y eut dans l’histoire de France une grossièreté révolutionnaire. Bien sûr, elle était une preuve a contrario, puisque l’Ancien Régime avait lié les bonnes manières à la Cour, en avait fait un élément discriminant, ineffable délicatesse des courtisans, état de rustre des manants. L’idéologie révolutionnaire verra particulièrement dans la politesse l’image même de pratiques ridicules et hypocrites qui doivent tomber en même temps que les privilèges.

L’âge d’or.

Mais la réaction va être rude. Le XIXe, qui voit un formidable essor de la bourgeoisie, sera, selon F. Rouvillois, «l’âge d’or de la politesse» et, dès le début de ce siècle, les manuels de savoir-vivre pleuvent. L’auteur explique très bien cette ferveur qui cache un sursaut : le noble naît presque déjà nanti de bonnes manières, le bourgeois a à l’être dans son comportement, il doit à tout moment prouver l’excellence bourgeoise, ou, comme le dit l’auteur, «le grand seigneur d’avant 89 n’avait pas à être poli pour se sentir supérieur; le petit bourgeois du XIXesiècle, lui, en a un besoin impérieux».

Le lecteur souhaite-t-il un échantillon de l’effarante accumulation de règles régissant les moments de la vie privée et publique ? Oui, bien sûr, et il devine que le bal, la toilette, les repas, la correspondance sont codifiés avec minutie, et il ne trouvera nul ennui dans ce livre, traité des traités.

Nous avons choisi de donner un tout petit aperçu sur une seule pratique : les visites. Elles se font dans la journée car le soir on dîne ou on danse, elles constituent un élément fondamental de la sociabilité à une époque où le téléphone n’existe pas. Pour lutter contre l’envahissement possible de son appartement, il convient d’assigner à ses amis un jour précis de visite que l’on indiquera sur sa carte personnelle. Ceci implique aussi l’existence de visiteurs potentiels indiquant par cartes leur éventuel passage. A partir de là, les pratiques se déclinent dans la plus totale complexité. Sont ainsi codifiées : premières visites ou vieux habitués, le temps que l’on doit rester si on est le seul reçu, celui au bout duquel on doit quitter les lieux si arrive un nouvel invité, les devoirs incombant eux domestiques, etc.

Ce n’est pas simple comme le marque ce dialogue-modèle :

«Je serai ravi de vous voir...

Quand recevez-vous?

Le sixième mardi après le premier mercredi du mois, sauf le dernier...

Laissez-moi réfléchir...»

Avec ou sans gants.

Voudrait-on s’en moquer ? Rien n’est plus facile. Voudrait-on montrer l’absolue relativité des goûts et des pratiques ? Il suffirait de prendre l’exemple des gants. Dans ses « Usages du monde », la baronne Staffe (la Nadine de Rothschild du XIXe siècle) l’établit avec force : on doit se ganter en toutes occasions, mais les hommes en sont exemptés, sauf à la chasse ou à cheval. Bien sûr, il y a pour les femmes un type et une couleur de gants pour chaque activité, et pour la fruste psychologie, le gant participe d’une horreur de la nudité qui s’étend même au fait de recouvrir les meubles « trop en jambes ».

A partir de 1890, un revirement se fait, il convient de remiser les gants au placard et de s’exhiber mains nues, comme s’il y avait en eux quelque fourberie, une intention dissimulatrice.

Plus profondément, le livre nous offre l’occasion d’approfondir les relations très fines et croisées entre les exigences de la loi et celles de la politesse. Si le chevalier de la Barre fut atrocement supplicié pour ne pas s’être découvert devant une procession, beaucoup de comportements discourtois ne tombent pas forcément sous le coup de la loi et des sanctions afférentes. Ou plutôt, le monde de la politesse bourgeoise a ses propres sanctions, l’impoli est sanctionné par le rire (Bergson) ou tenu peu à peu à l’écart (Durkheim). On trouvera cependant des comportements discourtois qui, peu à peu, finiront par tomber dans le domaine du droit commun.

C’est ainsi que le bruit excessif, le manque de fair-play dans le sport, et la tabagie importune peuvent faire l’objet de véritables sanctions.

Telle est la politesse à qui une certaine légèreté est peut-être consubstantielle, même si l’auteur de ces lignes souhaiterait envoyer en prison les malotrus qui ne lui tiennent pas la porte. Tel est son paradoxe qui fait que lorsque le droit et la loi la prennent très au sérieux, elle disparaît, tous charmes rompus.

« Histoire de la politesse. De 1789 à nos jours », Frédéric Rouvillois, Flammarion, 493 pages, 25 l.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8045