SÉGOLÈNE ROYAL ne s’y est pas trompée. Dès l’annonce de son élection triomphale au premier tour des primaires du Parti socialiste, sa première prise de parole devant ses militants réunis à Melle dans les Deux-Sèvres sera pour évoquer son bonheur : «Je voudrais simplement vous dire tout le bonheur que je ressens. Je suis très heureuse», a-t-elle déclaré, insistant encore sur son «bonheur intense». Une scène «extraordinaire», commente dès le lendemain dans « le Parisien », le psychanalyste Serge Hefez : «Pendant une minute, elle a l’air de voler, d’être en apesanteur, comme sur un coussin d’air. Elle lévite. Son visage est lumineux, son sourire radieux, elle surgit tout en blanc, entourée d’une foule en costumes sombres. On dirait une apparition venue du ciel, comme l’Immaculée Conception.» Telle une Euphrosyne grecque (une des 3 Charites, charis ou la grâce en grec), elle incarne la joie de vivre, l’allégresse poussée à son extrême comme une invite au partage : «Elle semble heureuse physiquement, comme traversée par la grâce. Cette séquence nous dit que le bonheur est dans le corps, et pas dans la tête. Ce n’est pas un processus intellectuel, mais physique, presque charnel», poursuit le psychanalyste.
Le surgissement, au coeur du débat politique, de la rhétorique du bonheur peut surprendre mais n’est pas nouveau. En 1794, Saint-Just ne déclarait-il pas déjà : «Le bonheur est une idée neuve en Europe.» Plus qu’une idée, le bonheur devient un projet inscrit dans le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1793) : «Le but de la société est le bonheur commun.»
Pourquoi les hommes du XVIIIe sont-ils persuadés d’être des novateurs alors que le thème a constamment travaillé la pensée antique, pour qui le bonheur n’est rien de moins que la finalité de la vie et de l’activité humaine ? «Tous les hommes recherchent le bonheur», affirme Platon. Mais le désir de bonheur se heurte alors à la force du destin (anankê) auquel nul ne peut échapper. Toute la sagesse antique est fondée sur ce socle commun : nous ne sommes pas maîtres du destin, mais nous le sommes de nous-mêmes et le moyen d’atteindre le bonheur est de séparer ce qui dépend de soi de ce qui n’en dépend pas.
A l’image des sagesses antiques du repli individuel, le XVIIIe croit en la possibilité d’un bonheur terrestre, mais affirme avec force sa volonté de maîtrise du destin. Plutôt que les sagesses de la scission et du retrait, l’homme moderne serait sans doute plus proche, comme le suggère Roger-Pol Droit, d’une conception hippocratique de la gestion du malheur : penser la crise comme une perturbation, un déséquilibre, c’est se donner les moyens d’un rééquilibrage, d’une action favorable sur le processus de restauration.
Notre XXIe siècle s’est entiché de la notion de bonheur qu’il décline sur tous les modes. L’injonction semble même s’imposer à tous. Entre Saint-Just et nous, s’est immiscée la prise de conscience que le progrès et la croissance économique ne s’accompagnent pas mécaniquement du bonheur supposé et qu’ils peuvent même engendrer des crises encore plus globales : pandémies, changements climatiques, pénuries d’énergie et d’eau, violences sociales.
En 1947, l’OMS affirme que la santé n’est pas seulement «l’absence de maladies ou d’infirmités» mais «un état complet de bien-être physique, psychologique et social». Les médecins ne font pas notre bonheur mais ils y contribuent. Dans cette perspective, ils ont dû créer les outils susceptibles de leur permettre d’évaluer les résultats de leur pratique autrement qu’en termes de morbidité, de mortalité ou d’atteintes des fonctions organiques. La notion de qualité de vie émerge. L’OMS la définit comme «la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes» (1994). Dès lors, se développent des recherches sur le concept de santé perçue et sur les moyens de la mesurer, avec toutes les difficultés que recouvrent les notions subjectives de « bien-être » ou de « satisfaction ».
Un nouvel indice, le BNB.
Le champ médical n’est pas le seul touché. Lyndon B. Johnson, président des Etats-Unis, affirme dans un discours de 1964 : «Nos objectifs ne sont pas seulement de mesurer la taille de nos comptes bancaires mais de mesurer la qualité de vie de notre peuple.» Des politiques et économistes se rendent compte que la seule croissance, mesurée par le PIB (produit intérieur brut) ne suffit pas. «Il y a un paradoxe au coeur de notre civilisation, écrit Richard Layard (« Happiness, Lessons From a New Science ») , économiste à la London School of Economics . Les individus veulent de meilleurs revenus. Pourtant, bien que la société soit devenue plus riche, les gens ne sont pas plus heureux. Au cours des cinquantedernières années, nous avons eu de meilleures maisons, plus de vêtements, de plus longues vacances et, surtout, une meilleure santé. Pourtant, les enquêtes montrent clairement que le degré de bonheur n’a augmenté ni aux Etats-Unis, ni au Japon, ni en Europe.» Des tentatives de mise au point de nouveaux indicateurs se mettent en place pour mieux prendre en compte des données comme la santé, la sécurité, la qualité des relations sociales ou l’environnement. Le précurseur en la matière vient d’un petit pays de l’Himalaya, le Bouthan. Jigme Singye Wangchuck, son roi, déclare en 1972 : «Le bonheur national brut est plus important que le produit national brut.» Des conférences internationales réunissent aujourd’hui les experts autour de cette notion de BNB, désormais prise très au sérieux.
«Que doit-on faire pour être heureux?» Lorsque la question était posée à Pierre Bourdieu, il répondait n’avoir rien à nous dire, en tant que sociologue. Cependant, ses observations l’ont conduit à penser la possibilité d’une nouvelle économie du bonheur qui tiendrait compte des coûts et des profits sociaux.
Selon lui, le combat féministe ne devrait pas seulement se réduire au foyer domestique, mais se porter dans le champ politique afin de renverser l’équilibre séculaire entre «la main droite de l’Etat –les finances, le budget–, tout ce qu’il a de régalien et de masculin, au profit de la main gauche, plus féminine: les hôpitaux, les crèches, l’école ou le social».
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