Le temps de la médecine
On ne dit plus qu'on fréquente le Club Med Gym pour faire de la musculation. D'après la direction relation publique de ces 68 salles, les amateurs de gonflette ne représenteraient plus que 0,5 % de leurs abonnés, des maniaques qui sont instamment priés d'aller s'entraîner ailleurs, « dans des salles spécialisées qui empestent la testostérone » (sic).
Finis donc, apparemment, les forçats du body-building et autres addicts de la viande suante, place au « concept de wellness » (re-sic), pour ne pas dire au bien-être. Dans la famille très composite du fitness, les clubs, à les en croire, joueraient la carte de l'énergie saine, de la bonne tonicité, du joli corps musclé et la surface dévolue à la musculation pure y serait réduite à la portion congrue, l'ensemble des machines étant désormais consacré au training.
« A priori , on ne peut que se féliciter de cette tendance, commente le Dr Philippe Le Van, médecin de la Fédération d'haltérophilie, de musculation, de force athlétique et de culturisme, qui revendique 27 000 licenciés ; que les 35-45 ans prennent conscience qu'ils ont un corps pour se faire du bien et qu'ils veuillent remédier à la sédentarité et à toutes les pathologies qu'elle engendre, c'est médicalement on ne peut plus louable ! »
« Soit, convient le Dr Patrick Laure, médecin inspecteur Jeunesse et Sports de la région Lorraine, auteur de nombreux livres sur l'éthique du sport et les dérives du dopage*, le cas des amateurs de gonflette pure et dure est en voie de marginalisation. Trois principales catégories se partagent en fait les 3 à 5 millions de Français qui fréquentent plus ou moins régulièrement les salles de sports : les sportifs licenciés dans d'autres disciplines (judo, athlétisme, boxe, rugby, etc.), pour lesquels les salles constituent un élément d'entraînement parmi d'autres ; les culturistes et amateurs de fitness ou de body-building qui sont tous du même métal, avec l'objectif principal de se modeler un corps à leur goût ; les pratiquants occasionnels, enfin, qui décident avant de partir en vacances de "vraiment faire quelque chose" pour se donner un look à la Schwartzenegger avec les résultats les plus rapides possibles. En fait, ce sont ces deux dernières catégories qui sont les plus exposées aux risques de dérives. »
Des produits à risques
Au premier rang d'entre elles, la consommation des compléments alimentaires qui sont commercialisés dans beaucoup de salles. Le plus souvent, ils sont étiquetés comme des cocktails polyvitaminés, ou des substances hyperprotéiniques. Comme il ne s'agit pas de médicaments, leur vente s'effectue sans le moindre contrôle, en particulier sur Internet. Des réseaux de type mafieux prospèrent avec ces commerces en ligne qui pullulent, quitte à fermer des sites et à en rouvrir sans cesse de nouveaux pour déjouer les investigations des polices spécialisées qui les traquent.
« En fait, observe le Dr Alain Duvallet, médecin inspecteur régional d'Ile-de-France de la Jeunesse et des Sports, maître de conférences au CHU Cochin (Paris), on découvre en les analysant en laboratoire que ces produits contiennent des anabolisants ou des amphétamines rigoureusement interdits. Bien souvent, pour passer inaperçu, c'est le nom biologique qui est indiqué, à la place du nom chimique trop facilement repérable. De toutes façons, ces "super mega mass 2 000 à la vanille" et autres "Magic Muscle" plus ou moins camouflés sont achetés par un public nombreux, soit les dopés "à l'insu de leur plein gré", soit ceux qui de bonne foi, commettent un acte manqué. »
A ces consommations s'ajoutent celles des drogues dites classiques. Le cannabis, en particulier, est à rechercher, estime le Dr Duvallet, « car, à l'entraînement, il permet de repousser le seuil de la douleur et par conséquent d'améliorer laperformance ».
Enfin, il y a les supplémentations légales, comme celle en fer, qui, à haute dose et sur la durée, peut créer des surcharges ferriques avec des risques de cirrhoses et autres problèmes hépatiques.
Le sujet du dopage dans les salles de sports reste cependant très peu documenté. La raison tient au statut légal des salles, des lieux privés pour 99 % d'entre elles. « De ce fait, soupire le Dr Duvallet, les médecins inspecteurs ne peuvent y accéder librement, car juridiquement il leur faudrait une commission rogatoire délivrée par un juge d'instruction. Depuis un an cependant, certains exploitants soucieux de leur image acceptent de jouer le jeu et laissent entrer des préleveurs qui effectuent des contrôles inopinés. »
« Pour le moment, précise encore le Dr Duvallet, on s'en tient à des analyses d'urine, les analyses sanguines seront pour plus tard. On ne dispose pas de données chiffrées. Tout ce qu'on peut dire à ce stade, c'est qu'on a dépisté des positifs. »
Ces contrôles balbutiants, en tous cas, ne se pratiquent que dans les grandes chaînes de fitness ; les petits clubs indépendants, chez lesquels s'entraînent justement les sujets les plus à risques, refusent pour leur part les contrôles, en toute impunité.
Peut-être une directive européenne se saisira-t-elle un jour de la question. L'an dernier, la Commission a fait réaliser dans quatre pays de l'Union (Belgique, Allemagne, Italie et Portugal) une enquête dans les salles de fitness. Près de 6 % de leurs usagers avaient reconnu absorber régulièrement des médicaments pour améliorer leurs performances.
La même absence de renseignements exhaustifs se retrouve pour les accidents. « S'il y avait des morts, ça se saurait », assure-t-on chez les exploitants, petits ou grands. « Faux, rétorque le Dr Duvallet. En cas de coup dur, les pompiers ou le SAMU emmènent la victime et déclarent le décès aux urgences, le plus souvent en mentionnant comme cause "arrêt cardiaque", sans plus de détail. »
En fait, le suivi médical des pratiquants de fitness se limite à un simple certificat de contre-indication, établi une fois pour toute**. « Muni de ce sésame, constate le Dr Le Van, le quinquagénaire qui avait abandonné toute pratique sportive depuis des lustres va se jeter sur les appareils des salles et s'exposer à tous les risques qu'on sait. Sans contrôle. »
« C'est un phénomène aussi massif qu'inquiétant, ajoute le Dr Laure ; ces "adulescents" qui sortent des salles en coiffant leur casquette et en bombant le torse sont d'autant plus en danger qu'ils veulent retrouver le plus vite possible les formes de leurs vingt ans. » Une régression au stade infantile dont les probables ravages demeurent largement inconnus.
* « Les Médicaments détournés » et « Ethique du dopage » (Masson), « La Forme au quotidien » (Ellipse).
** Et encore bien souvent les nouveaux adhérents des clubs peuvent-ils se contenter d'assurer qu'ils détiennent un tel certificat, sans avoir à le produire.
Un TOC ?
Comme le patinage, la gymnastique ou la natation artistique, le body-building est un « sport à jugement », c'est-à-dire, explique le Dr Le Van, qu' « on ne mesure pas une performance à l'aide d'un temps ou d'une distance, mais quelque chose qui reste de l'ordre du subjectif : une apparence corporelle. Et le plus souvent, c'est le pratiquant qui est son propre juge, c'est lui qui apprécie la modification de son corps ».
« L'amateur court après l'image du corps parfait, estime le Dr Laure. Un leurre, une utopie. Mais cette course à l'image renvoie à un problème existentiel et constitue le symptôme d'une société qui se cherche. »
Selon une étude publiée dans « Archives of General Psychiatry » par le Dr Eric Hollander, cette démarche caractériserait même un trouble mental. Ce que ce professeur de la Mount Sinai School of Medicine de New York baptise le Body Dysmorphic Disorder (BDD, désordre dysmorphique du corps), une bigorexie, par opposition à l'anorexie : l'idée obsessionnelle du sujet qu'il lui reste toujours un défaut morphologique à corriger.
Si bien que la bigorexie s'apparente à un trouble obsessionnel compulsif (TOC), avec ses rites : nombre de body-builders finissent par sacrifier leur vie entière au développement de leur muscles, au point parfois de quitter leur emploi. « Même ceux qui ont une luxation de l'épaule continuent à s'exercer », affirme le Dr Hollander (« le Quotidien » du 7 février 2000).
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