« TOUTES LES ORGANISATIONS de sécurité sanitaire sont les enfants des grands procès, sang contaminé, hormone de croissance, clinique du sport, qui, dans les années 1980 et 1990, à une vitesse considérable, ont bousculé l'ordre établi, faisant de la sécurité, jusqu'alors considérée comme secondaire, une donnée principale, sinon la donnée principale. »
Face aux juges, aux médecins et aux journalistes invités à la soirée organisée au palais de justice de Paris par l'espace éthique de l'AP-HP, Martin Hirsch, tour à tour directeur de cabinet du ministre de la Santé et directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), sait mieux que quiconque combien les logiques sécuritaires ont fait et continuent de « faire tanguer l'édifice ». Au début, c'était pour le meilleur : renverser un système où le silence, somme toute, était le complice, dans un certain mépris des patients. Mais le patron de l'Afssa a fini par s'interroger sur les bienfaits du tout-sécuritaire.
Deux affaires, en particulier, l'ont troublé : l'instruction conduite contre une grande chaîne de restaurants de viande, où, d'après les informations qui filtraient dans la presse, les juges ne semblaient guère se soucier du décalage entre les accusations portées contre l'entreprise et les données scientifiques sur le sujet, en particulier sur les délais d'incubation de la forme humaine de l'encéphalopathie spongiforme bovine.
Autre affaire, autre trouble : la vaccination contre l'hépatite B et le débat qui a défrayé la chronique sur la suspicion de déclenchement de la sclérose en plaques ; avec Bernard Kouchner, raconte son ex-directeur de cabinet, nous avons fait plancher pendant 48 heures, sans désemparer, une cinquantaine d'experts de tous les pays qui ont fini par conclure à l'impossibilité d'établir un lien entre ce vaccin et le risque de SEP. Pourtant, relève Martin Hirsch, quelques semaines plus tard, un tribunal condamnait un laboratoire, en estimant au contraire que ce lien était établi.
Troublant écart entre les deux systèmes, le pénal et l'organisation sanitaire.
« Voilà un exemple de toute la série d'effets pervers que comportent les logiques sécuritaires », surenchérit le Pr Gilles Brücker, directeur général de l'Institut de veille sanitaire. Si quelqu'un a bien été entraîné dans le maelström de la question, c'est bien lui. A l'époque de la polémique sur le vaccin, il est le directeur de la vaccination. « Malgré l'analyse du bénéfice-risque qui n'a jamais semé aucun doute sur la pertinence du vaccin en termes de santé publique, le résultat de cette affaire, c'est qu'aujourd'hui la couverture n'atteint que 30 % de la population, ce qui traduit un affaiblissement considérable de la politique de vaccination de la France. »
Prévoir l'imprévisible ?
Mais c'est surtout à propos des conséquences sanitaires de la canicule de l'été dernier que le Pr Brücker se fait véhément. « Alors que cet épisode climatique était imprévisible et que Météo France ne l'avait d'ailleurs pas vu venir, j'ai été frappé de lire dans un rapport, quelques semaines après les événements tragiques, que l'InVS avait failli. » Somme toute, l'agence chargée du suivi de la santé dans tous les domaines, est priée de prévoir non seulement l'imprévu, mais l'imprévisible. Sans quoi, les logiques sécuritaires l'épinglent.
Encore abasourdi par ce procès, le Pr Brücker estime qu'aujourd'hui, malgré tout le soin apporté à l'élaboration du plan canicule, aucun seuil d'alerte n'étant parfait eu égard au phénomène de continuum, on n'est pas du tout à l'abri d'une nouvelle crise pour cet été. « Mais avec un peu de chance, il fera froid et pluvieux », en est réduit à espérer le patron de l'InVS, en déclenchant les rires du public face à une situation aussi ubuesque.
Parmi les praticiens, certains sont plus fréquemment exposés à tomber sous les rets sécuritaires. Témoin, le Pr Bruno Carbonne, chirurgien spécialisé en gynécologie au CHU Saint-Antoine (Paris) qui entonne la litanie des situations conflictuelles avec les patients. Certains refusent un acte, quitte à mettre en danger leur propre vie ou celle d'un foetus ou d'un enfant : césariennes, poursuite de grossesses après des diagnostics prénataux de trisomie 21 ou de myopathie, refus de transfusions après des hémorragies de la délivrance. Autant d'interférences entre les exigences de la sécurité et les pratiques culturelles ou religieuses qui peuvent avoir des dénouements devant les juridictions. Lesquelles n'échappent pas elles-mêmes aux fluctuations de l'époque. C'est le procureur de la République près du tribunal de grande instance de Paris, Yves Blot, qui en convient lui-même : « Les juridictions appliquent une notion d'ordre publique qui est sinusoïdale, explique-t-il. Longtemps la mise en cause du médecin a été systématique dès que la faute dans le diagnostic ou le traitement était établi. Mais depuis quatre ans, on observe un balancement selon que la faute est qualifiée de directe ou d'indirecte. On est en pleine casuistique. La jurisprudence n'est pas fixée. »
Les effets pervers du principe de précaution.
La règle générale est d'autant plus difficile à fixer, analyse le haut magistrat, que dans cette dialectique de la liberté, de la sécurité et du progrès médical, on sait que les progrès, souvent, ont été accomplis au prix de transgression du principe de précaution. Dans quelle mesure le strict respect d'un tel principe ne fait-il pas obstacle à la démarche scientifique ?
Le magistrat, dans ces conditions, est confronté au doute. Pour le lever, il se tourne vers l'expertise médicale. Mais, justement, sur l'expert, les réserves abondent : Martin Hirsch note que les agences sanitaires, contrairement aux juridictions, s'appuient sur le principe de collégialité plutôt que de s'en remettre à un seul, dont la compétence devrait aussi faire l'objet d'une expertise. Gilles Brücker souligne que les positions des experts ne sont pas sans relation avec les fonctions qu'ils peuvent exercer par ailleurs, quitte à les entacher de parti pris.
Les logiques sécuritaires exercent quoi qu'il en soit des influences grandissantes, observe Jean-Claude Magendie, le président du tribunal de grande instance de Paris. A l'AP-HP, le pôle judiciaire, pour y faire face, ne cesse de s'étoffer, cependant que dans les juridictions, on s'inquiète du rythme des procès, de la montée d'une phobie insécuritaire. Blouses blanches et toges noires avancent d'un pas bizarrement cadencé, avec des rythmes pas toujours en harmonie : il y a le temps de la justice, qui peut prendre des années, celui d'un service d'urgence, quelques minutes, et entre les deux celui des agences sanitaires, appelées à réagir à chaud en quelques jours sur des dossiers parfois très complexes scientifiquement. A l'InVS, le rythme, notera même un intervenant, c'est 24 heures, réglé sur le journal de 20 heures. Car le temps médiatique, avec sa formidable pression, n'arrange rien à l'affaire.
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