Dans la panoplie des risques dits NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques), les deux derniers, les risques biologiques et chimiques, ont, de longue date, nourri les pires scénarios catastrophes. La guerre du Golfe, en 1991, avec les informations révélées à l'époque sur l'arsenal chimique et biologique des Irakiens, et l'attentat au gaz sarin perpétré en 1995 dans le métro de Tokyo par la secte Aoum avaient montré que le pire, en l'espèce, était réaliste.
Depuis les attentats américains du 11 septembre, scientifiques, militaires et politiques tiennent ce pire-là pour « hautement probable ».
« Il y a quinze jours, vous m'auriez interrogé sur le sujet, je vous aurais répondu que ces spéculations relevaient surtout du cinéma et du Dr Folamour, dit au « Quotidien » le Pr Gilles Brucker, chargé de mission auprès de Bernard Kouchner, et responsable, notamment, des risques sanitaires. Aujourd'hui, ce dossier, coordonné par le Premier ministre, est devenu prioritaire, en particulier sous l'angle de la santé publique. »
Parmi les experts, ceux du Service de santé des armées (SSA) prennent très au sérieux le risque de guerre biologique depuis plus de dix ans. Spécialiste des maladies infectieuses à l'hôpital d'instruction des armées Béghin de Saint-Mandé (Val-de-Marne), le Pr Thierry Debord connaît bien l'éventail des agents biologiques potentiellement exploitables par des mouvements terroristes : « Trois familles sont à distinguer. En premier lieu, les bactéries, avec des agents microbiens pour la plupart responsables de grandes épidémies. Celui qui défraye principalement la chronique, c'est l'anthrax, ou maladie du charbon. » Quelques spores de la bactérie répandues par aérosol pourraient tuer en quelques jours des centaines de personnes. En effet, l'inhalation des spores de B. antharcis entraîne le charbon pulmonaire avec infection systémique, qui conduit presque toujours au décès en quelques jours.
« D'autres bactéries pourraient être utilisées, comme les salmonelles ou les brucelles. Egalement répertoriée, Yersinia pestis. » La liste n'est pas exhaustive : le mois dernier, le premier cas de morve survenu depuis cinquante ans dans un laboratoire de recherche rappelait que l'agent Burkholderia mallei avait été utilisé par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale et restait à ce jour un agent idéal de la guerre biologique (« le Quotidien » du 31 août).
La redoutable variole
« La deuxième famille d'agents est constituée par les virus, qui représentent aussi de sérieux agents potentiels en termes de contagiosité élevée, poursuit le Pr Debord : c'est surtout la variole qui nous inquiète. » Selon le biophysicien Steven Block (université Stanford de Californie), la variole est même la « bête noire de la guerre bactériologique pour tous les pays développés : tout ce qu'il faudrait, explique-t-il, c'est quelques individus infectés. Si quelqu'un disséminait le virus dans le système d'aération d'un vol international, où les gens respirent l'air recyclé, cela infecterait de très nombreux passagers qui, à leur tour, pourraient infecter de nombreuses personnes au sol ».
Eradiqué officiellement en 1997, le virus de la variole est aujourd'hui conservé au centre de contrôle des maladies d'Atlanta (Etats-Unis) et dans un centre de recherche russe, à Novossibirsk. La France n'en dispose plus depuis l'an dernier, mais il n'est pas exclu que certains pays aient conservé la souche. La variole, qui tue jusqu'à 30 % des personnes contaminées, a une durée d'incubation d'une douzaine de jours. Des lésions dans la bouche et la gorge se traduisent rapidement par une forte concentration du virus dans la salive, ce qui rend les malades extrêmement contagieux, y compris par voie aérienne.
« Les autres virus redoutés, reprend le Pr Debord, sont ceux de la grippe (qui nécessiteraient des mutations pour entraîner des pandémies nationales), les arbovirus et les fièvres hémorragiques, comme le dévastateur Ebola. »
« La troisième famille d'agents possibles, explique-t-il encore, est représentée par les toxines, qu'elles soient bactériennes (staphylocoques), végétales (arianes) ou animales (venins de serpents et de scorpions) ; la plus puissante est Clostridium botulinum , la toxine responsable du botulisme, dont l'intoxication mortelle provoque une paralysie musculaire et l'asphyxie. »
Des technologies sophistiquées
Pour l'ensemble de ces agents, la mise en uvre en tant qu'arme nécessite des technologies sophistiquées : « Il faut savoir stocker et conserver les agents biologiques, détaille le Pr Debord, les mettre en conteneurs, les lancer, par exemple avec des missiles ou des obus, en assurer la dispersion, soit par voie aérienne avec des aérosols, soit par épandage. »
Mais, techniquement, il n'y a rien là qui paraisse irréalisable, même si des mutants hautement pathogènes en laboratoire se révèlent souvent incapables de survivre en milieu naturel. Hélas, observe le clinicien de Béghin, « le hasard peut tout simplement mal faire les choses ».
Au chapitre des armes chimiques, le précédent créé par l'explosion d'une bombe au gaz sarin dans le métro de Tokyo, déclenchée par les membres de la secte Aoum, hante, six ans après, les esprits. Le sarin fait partie des organo-phosphorés les plus redoutables, avec le soman, le tabun ou encore le VX. L'intoxication provoquée par ces composés se traduit par une dépression cardio-respiratoire qui peut entraîner la mort. Les survivants potentiels pourront présenter des séquelles neuropathologiques importantes dans de nombreuses aires cérébrales, du fait de la toxicité de ces produits pour le système nerveux central.
Guy Lallement et Guy Blanchet, tous deux pharmaciens chimistes appartenant à la direction centrale du service de santé des Invalides, ont testé des molécules, en particulier la gacyclidine, capables de s'opposer aux effets neurotoxiques de certains organo-phosphorés. Mais elles ne permettent pas d'agir sur la stimulation des récepteurs glutamatergiques et donc de prévenir les lésions cérébrales, avec la mort en cascade des neurones.
Des traitements sont en revanche théoriquement disponibles contre certaines armes biologiques. C'est le cas pour la variole, avec un vaccin dont les doses sont aujourd'hui en nombre limité en France.
Introuvable en revanche dans l'Hexagone, le vaccin contre le charbon. Aux Etats-Unis, le Pentagone avait lancé en 1998 un programme de vaccination qui devait immuniser les quelque 2 400 000 militaires d'active et de réserve du pays ; en fait, seulement 60 000 soldats avaient été vaccinés en décembre dernier, ceux qui ont été déployés dans le Golfe. Et bien que les experts aient répété que ce vaccin était sans rapport avec le syndrome de la guerre du Golfe, de nombreux soldats, méfiants, ont refusé la vaccination. En France, le Service de santé des armées se montre prudent. « A-t-on le droit d'imposer aux militaires un vaccin qui n'aurait pas eu son AMM, pour lequel il n'existe aucune certitude quant à son efficacité et à son innocuité ? demandait au « Quotidien » le médecin-général des armées Daniel Gaultier (7 mars 2000). Notre réponse est claire : c'est non. » La doctrine de l'état-major ne semble pas avoir varié sur ce point.
« Il existe encore des prophylaxies par antibiotiques, rappelle le Pr Debord. Mais le mode de dissémination des agents pathogènes en très grandes quantités entraînant d'énormes concentrations pathogènes pourrait prendre en défaut ces traitements. Nous ne disposons à cet égard d'aucune référence. »
Une politique de sécurité civile
Mobilisés pour analyser les risques et concevoir les stratégies de parade, les experts viennent de quantités d'horizons : pouvoirs publics (ministères de la Défense, de l'Intérieur, de la Santé), scientifiques (biologistes, chimistes, médecins, chercheurs et cliniciens), professionnels du secours et législateur. Le Haut Comité français pour la défense civile (HCFDC), créé en 1981, présidé jusqu'en 1998 par Maurice Schumann, est aujourd'hui dirigé par Paul Girod, vice-président du Sénat. Il a pour vocation d'organiser la réflexion et la concertation entre tous les partenaires, en vue d'élaborer une politique de sécurité civile. L'an dernier, il organisait dans ce cadre un colloque international à Lyon pour tenter d'imaginer des procédures collectives de précaution, face au bioterrorisme, ce risque qui, soulignait le général Marcel Merlin, directeur du Centre européen de santé humanitaire, « fait tellement peur qu'on préfère le nier, comme si l'on voulait conjurer le mauvais sort » (« le Quotidien » du 24 mai 2000).
Ancien du SSA, le médecin-général Michel Curé vient d'être nommé à la tête du conseil scientifique dont s'est doté le HCFDC depuis l'été. Parmi les quatre dossiers dont il a la charge (risques NRBC et technologiques majeurs ; cyberterrorisme et systèmes de sécurité ; risques liés aux ruptures technologiques ; clonage humain et bioéthique), « c'est le bioterrorisme qui constitue notre urgence, explique-t-il. Cela fait longtemps qu'on réfléchit à la meilleure façon de lancer les alertes en la matière et à la mise au point des moyens thérapeutiques ; s'agissant de l'arme biologique, nous sommes très démunis. Le génie de l'épidémiogerme est actuellement très difficile à modéliser. Si, face au risque chimique, on peut circonscrire les atteintes à une zone limitée et pour une durée relativement courte, le risque biologique expose à des délais d'incubation qui peuvent être importants, la dissémination peut être très étendue géographiquement et sur des durées considérables : les terrains contaminés par le charbon restent contaminants pendant des dizaines d'années sans que l'on dispose des moindres moyens décontaminants. »
Un paramètre préoccupe particulièrement le général Curé : « L'effet panique ne manquerait pas de s'ajouter aux effets purement médicaux, avec un retentissement difficilement imaginable. »
Là encore, l'absence de toute référence historique ajoute à la complexité du sujet. « C'est toute la difficulté, convient le Pr Brucker : on ne sait pas où arrêter exactement la liste des agents potentiels ; on ne sait pas quel mode de contamination pourrait être employé : la voie alimentaire ou la voie aérienne ? Les données sont d'autant moins évidentes à cerner que la contamination s'opérera certainement de manière beaucoup plus insidieuse qu'avec l'explosion bien visible d'un nuage contaminé. »
Pour l'heure, sous l'égide du Premier ministre, le ministre de la Santé travaille à l'actualisation du plan d'alerte, en liaison avec ses collègues de l'Intérieur et de la Défense. « Notre système de veille sanitaire doit pouvoir déceler l'émergence dans la population de plusieurs cas groupés, par exemple de variole et de peste, pour déclencher la mise en alerte des hôpitaux. Les généralistes représentent le premier rang de la surveillance ; les urgentistes forment le deuxième rang. Nous finalisons actuellement un maillage du territoire à partir d'un axe nord-sud et d'un axe est-ouest, avec des pôles de référence qui pourraient correspondre au découpage des régions militaires. Des fiches thérapeutiques sont en cours de validation pour faire le point sur la prise en charge. Elles vont être principalement diffusées au niveau des hôpitaux et des services d'urgence. Des questions restent à l'étude, comme la décision de relancer massivement la production de vaccin antivariolique. »
C'est Lionel Jospin qui, le moment venu, devrait dévoiler les grandes lignes du plan de sécurité contre le terrorisme chimique et biologique. Mais le souci de transparence de l'information risque d'être mis à mal par les impératifs de secret-défense.
Les limites des traités de non-prolifération
Michel Baudry dirige le Service d'application des contrôles internationaux (SACI) au sein de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN). Un service en charge du suivi civil, en France, des traités de non-prolifération nucléaire, chimique et biologique. « Nous collectons les déclarations des exploitants en matière chimique, nous les compilons avant de les adresser à l'Organisation internationale pour la non-prolifération des armes chimiques, à La Haye, explique Michel Baudry, qui est à la fois pharmacien et ingénieur chimiste. Nous préparons aussi les contrôles diligentés sur les sites par l'organisation internationale qui s'assure de la véracité des déclarations dans le cadre du traité de 1997 sur l'interdiction de la fabrication et du stockage des armes chimiques. »
En ce qui concerne les armes biologiques, si un traité a été signé en 1972, dit traité de Londres, Washington et Moscou, qui interdit la fabrication, le stockage et la recherche à des fins belliqueuses, les Etats signataires ne s'engagent à fournir à l'ONU que de simples déclarations de synthèse, sans qu'aucune procédure de vérification ne fonctionne. Les négociations pour valider un éventuel mode d'inspection, semblable à celui qui est en vigueur pour l'arme chimique, piétinent depuis 1995 à Genève.
Pour autant, dans les deux cas, nous touchons à la limite de ces traités internationaux : l'absence de consensus réellement universel. Pour le traité chimique, la Libye, l'Angola, l'Egypte, la Syrie et la Corée du Nord, ainsi que quelques Etats irréductibles ne sont toujours pas signataires.
Pour le biologique, l'Irak, entre autres réfractaires, a ratifié le traité mais refuse de le signer.
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