Une ampleur exceptionnelle
«INATTENDUE et exceptionnelle. Cette épidémie a mis à l'épreuve non seulement toute une population, mais aussi l'ensemble des systèmes de surveillance et de gestion sanitaires et sociaux», souligne la directrice générale de l'InVS (Institut de veille sanitaire) dans le numéro thématique du « BEH » publié aujourd'hui (n° 38-39-40). Début 2005, le virus du chikungunya a émergé dans les îles de l'océan Indien provoquant une épidémie majeure aux Comores, à Mayotte, aux Seychelles, à l'Île Maurice, à la Réunion et à Madagascar. L'Île de la Réunion a été la plus touchée avec près de 266 000 malades, plus du tiers de la population (780 000 habitants). L'épidémie réunionnaise est à ce jour «la plus importante jamais décrite dans la littérature médicale internationale». À Mayotte, le nombre de cas a été évalué à 60 000.
Une gravité inattendue
Le chikungunya était considéré comme une arbovirose bénigne caractérisée par une fièvre et des arthralgies. Or les médecins hospitaliers de la Réunion ont très vite rapporté des formes cliniques différant de celles classiquement décrites : méningo-encéphalites, hépatites fulminantes, myocardites, infections chez des nouveau-nés. Le recensement réalisé dans les quatre hôpitaux de l'île a permis de confirmer l'existence de ces formes atypiques : entre mars 2005 et avril 2006, 843 cas ont été répertoriés, dont 247 (30 %) cas graves et 68 décès. Les formes atypiques sont survenues principalement chez des sujets vulnérables. Pour la première fois, une transmission materno-foetale a été décrite. Elle a été confirmée pour 40 et suspectés dans
4 autres (44 cas au total).
«Bien que les formes atypiques et l'existence d'une transmission materno-néonatale aient été documentées pour la première fois au cours de l'épidémie réunionnaise, il se pourrait qu'il ne s'agisse pas de formes nouvelles», soulignent cependant Morgane Dominguez et coll. Les épidémies antérieures, survenues en Afrique et en Asie du Sud-Est, n'avaient sans doute pas permis de les documenter.
La mortalité a été étudiée en comparant le nombre de décès observés et le nombre de décès attendus, selon une méthode proche de celle mise en oeuvre pour étudier la surmortalité due à la canicule en 2003. À la Réunion, une surmortalité de 267 décès a été observée en 2006, sans doute liée à l'épidémie (la DRASS a, elle, enregistré 255 certificats de décès mentionnant le chikungunya soit en cause initiale du décès, soit en cause associée).
Manifestations articulaires persistantes
Les manifestations articulaires persistantes ont été plus fréquentes, longues et invalidantes qu'attendu. De 50 à 75 % des adultes atteints présentent encore des douleurs articulaires un an après l'infection. L'âge supérieur à 45 ans, la sévérité des douleurs initiales et les antécédents d'arthrose sont significativement associés à la persistance des troubles.
Une mutation du virus
Des analyses moléculaires ont démontré que les épidémies majeures qui ont touché les îles de l'océan Indien ont été causées par un virus d'origine africaine.
Le suivi virologique des patients réunionnais a permis de mettre en évidence la sélection d'une mutation A226V dans la protéine d'enveloppe E1 au cours de l'épidémie. Des infections expérimentales conduites chez Aedes albopictus ont par ailleurs montré que l'infectivité des souches E1-226V était nettement supérieure à celle observée pour les souches E1-226A du début de l'épidémie. L'évolution génétique du virus «pourrait expliquer en partie l'ampleur de la transmission», soulignent Isabelle Schuffenecker (centre de référence des arbovirus, Lyon) et coll. La durée d'incubation du virus serait de un à douze jours, les incubations étant souvent inférieures à cinq jours. La virémie ne dépasserait pas une semaine chez la plupart des patients.
La responsabilité du virus dans les manifestations cliniques, si elle n'est pas clairement établie, commence à être précisée grâce au modèle murin IFN-alpha/ßR–/– (souris invalidées pour le gène codant pour le récepteur à l'interféron de type I). Les souris hétérozygotes infectées par le virus présentent un profil d'infection en corrélation avec les signes cliniques de l'infection classique humaine. Les cellules cibles sont les fibroblastes des articulations, des muscles et de la peau. Chez les souris homozygotes, une dissémination à d'autres organes est observée, en particulier, le système nerveux central (SNC), le coeur et l'oeil.
Un risque de transmission non vectorielle
La transmission non vectorielle materno-foetale, pour la première fois décrite, est rare en ante-partum, beaucoup plus fréquente en per-partum.
L'épidémie réunionnaise a permis de montrer, grâce à la surveillance de donneurs d'organes, l'existence d'un risque de transmission du CHIKV par les greffes de cornée. Le virus peut être présent dans certains tissus, notamment la scléreuse des cornéeS, chez des sujets ne présentant ni signes cliniques ni virémie décelable.
Un nouveau paradigme
L'ampleur de l'épidémie souligne le risque d'émergence du chikungunya dans les régions du monde où il existe un moustique vecteur compétent, notamment de la famille de Aedes (albopictus et aegypti), et où l'immunité de la population est inexistante. La surveillance mise en place à la Réunion montre que des recommandations particulières devront être mises en place pour les personnes les plus à risque : jeunes enfants et personnes âgées, personnes porteuses de comorbidité et femmes enceintes.
«Après l'émergence du virus West-Nile aux États-Unis, CHIKV constitue un nouveau paradigme de la menace que représentent les arboviroses», notent Isabelle Schuffenecker et coll. L'extension depuis vingt ans de la distribution d' Aedes albopictus pouvait faire craindre l'émergence et la propagation épidémique du virus aux États-Unis et dans certains pays européens. C'est désormais chose faite en Italie après l'introduction du virus en juin 2007, via un voyageur virémique de nationalité indienne. L'épidémie est restée localisée à deux communes de la région de Ravenne, mais cela souligne la nécessité de renforcer la surveillance entomologique et humaine.
Hommage à Vincent Pierre
Françoise Weber, directrice générale de l'Institut de veille sanitaire (InVS), et Didier Houssin, directeur général de la Santé, rendent hommage à l'épidémiologiste Vincent Pierre, décédé le 12 octobre à 47 ans.
«Épidémiologiste à la cellule interrégionale d'épidémiologie de la Réunion-Mayotte en 2004, Vincent en assumait la coordination scientifique depuis 2005. Pharmacien biologiste de formation, il a consacré l'essentiel de sa carrière au service de la santé publique et de la lutte contre les menaces sanitaires. À la direction générale de la Santé, après avoir travaillé au bureau des maladies transmissibles, il avait contribué à la création du bureau des alertes qu'il a dirigé avant de rejoindre l'InVS. Vincent Pierre a joué un rôle majeur dans la gestion et la surveillance des suites de l'épidémie de chikungunya à la Réunion en 2005-2006.»
«Épidémiologiste de grand talent et de profond engagement, son énergie, sa détermination, l'attachement qu'il portait à la Réunion vont manquer cruellement à la lutte contre les épidémies et les menaces sanitaires. Son sourire et son humour nous manqueront encore plus.»
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