ON POURRAIT d’emblée croire que son champ d’études est trop vaste. Le révolutionnaire, le patriote, l’aventurier ou l’amoureux sont tous des idéalistes, et tous poursuivent des objectifs fort divers. Mais on connaît bien le formalisme de certains penseurs, le contenu leur est indifférent. Il s’agit donc de décrire une attitude idéaliste, un mouvement par lequel on fait flamboyer un avenir avec frénésie. Au passage, l’auteur montre qu’il y a là autre chose qu’un simple choix de valeurs. Ce dernier peut envelopper une certaine tiédeur : on tient vaguement à la beauté ou au respect de la nature, chez l’idéaliste tout est porté à l’incandescence d’un idéal qui tire l’existence entière vers l’« ubris » grec, l’excès.
On ne sera pas surpris qu’il nous soit démontré que les idéalistes puisent souvent leur énergie dans une déception, dans un malheur initial, psychologie un peu rudimentaire, mais il est vrai que le militant de l’antiracisme a pu souffrir de discriminations dans son enfance, ou que le révolutionnaire fut témoin d’injustices criantes. «Nos idéaux se forgent dans le creuset de nos secrètes douleurs. Ils colmatent nos failles intimes», dit Lacroix.
Si l’idéal choisi postule une réalité autre, il est par là même embrayé sur une volonté d’être autre : en souhaitant un monde plus juste, par exemple, je me construis comme généreux. C’est donc très judicieusement que l’idéalisme recoupe la notion freudienne d’idéal du Moi. Simplement, dans ce cas, c’est soi-même que l’on veut autre. On s’imagine sous les traits d’un être plus fort, plus brillant, plus vertueux.
Enfin, l’auteur construit tout au long de son travail un fécond parallélisme entre idéal personnel et idéaux collectifs. Inévitablement, l’idéaliste est amené à dépasser ses petits objectifs personnels, et à vouloir ce qu’il veut pour son pays, sa classe, sa race, l’Humanité toute entière.
Inévitablement, mais aussi malheureusement car la poursuite de l’idéal se confond souvent avec une véritable pathologie. Le cas le plus fréquent est évidemment le rejet de la réalité qu’implique cette poursuite. On abolit fantasmatiquement le réel, on déclare que seul l’idéal est valable, intéressant, le reste subit une dénégation. On trouverait des exemples un peu anodins, bien sûr, dans la rêverie déconnectée de Madame Bovary. On en trouverait de moins anodins chez les « belles âmes » qui, arrivées à une «éthique de la conviction», ne daignent pas regarder la rugueuse réalité. Certains abolitionnistes, si indifférents aux souffrances des victimes, si absorbés dans leur humanisme bêlant, ne rentrent-ils pas dans ce cas de figure ?
Les clones de Raskolnikov.
Il y a une seconde solution, bien plus dangereuse que ce refus un peu schizoïde du réel. Ce sont les idéalistes, qui, élevant le réel au niveau de l’idéal, vont passer à l’acte, ou tenter de le faire.
Michel Lacroix voit dans le personnage de Raskolnikov, le héros de « Crime et châtiment » de Dostoïevski (1866), le paradigme de cette attitude. Il assassine la vieille usurière pour utiliser son argent dans l’intérêt de l’humanité souffrante. Ainsi, tout crime, toute barbarie est justifié par une cause prétendue noble. Mais l’auteur exagère lorsqu’il voit dans le personnage dostoïevskien le père spirituel de toutes les horreurs du XXe siècle : «Lénine, Staline, Pol Pot, Mao Tsé-toung, Hitler étaient les clones de Raskolnikov.» Il unit ici un peu trop vite des totalitarismes relevant de processus mentaux assez variés et tombe lui-même ici dans un certain « ubris » : Hitler était un monstre croyant, mais Staline manipulait cyniquement l’idéal…
Faut-il pour autant jeter tout idéal avec l’eau du bain totalitaire ? Doit-on se résigner à dire avec F. Fukuyama qu’il faut se satisfaire d’un réel scandé par la démocratie représentative et l’économie de marché ? L’auteur, qui avoue que notre époque a tout de même beaucoup d’avantages, en particulier grâce à ses conquêtes matérielles et politiques, redit sa détestation de la pensée pure, de la nostalgie et du déclinisme.
Il leur oppose une réconciliation avec le réel dans lequel de méchants esprits verront un peu de conservatisme. En fait, Michel Lacroix, que nous savons être une personne pleine d’une timide retenue, n’ose pas crier que c’est tout de même formidable de simplement être vivant.
« Avoir un idéal, est-ce bien raisonnable ? », Michel Lacroix, Flammarion, 190 pages, 17 euros.
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