LE QUOTIDIEN - La plupart des experts redoutent une pénurie de médecins dans certaines régions et dans certaines spécialités. Où en êtes-vous de votre réflexion sur la démographie médicale ?
Bernard KOUCHNER - Nous venons de recevoir un travail de la Direction générale de la santé sur la démographie médicale et nous attendons un autre rapport du Pr Guy Nicolas qui arrivera dans quelques jours. Nous les rendrons publics simultanément. Nous commencerons à réfléchir sur cette base et nous engagerons ensuite une concertation entre tous les partenaires qui ont demandé cette concertation, en particulier les syndicats médicaux.
Cela, c'est pour la méthode. Mais sur le fond, quel constat dressez-vous de la situation ?
Il y a aujourd'hui 196 000 médecins recensés, soit 331 médecins pour 100 000 habitants contre 130 en 1970 : c'est quand même beaucoup. Cette densité est proche de celle constatée dans l'Union européenne. Nous nous situons à peu près à mi-chemin entre la Grande-Bretagne qui a 175 médecins pour 100 000 habitants et l'Italie qui a 570 médecins pour 100 000 habitants.
Mais, par ailleurs, il y a une aspiration des médecins à diminuer leur production médicale, pour de multiples raisons et les 35 heures accentueront sans doute cela. On voit d'ailleurs, au moment où commence la concertation sur les 35 heures, que les médecins dans les hôpitaux disent : pourquoi ne ferais-je pas 35 heures comme les autres Français ? Et cette réaction va se retrouver en médecine de ville.
C'est légitime.
Oui, même si la vocation médicale est un tout petit peu différente Il ne faut pas, dans la réduction du temps de travail, oublier le malade. La grandeur de la médecine c'est d'être à son service avant tout. Mais les médecins hospitaliers disent, comme d'ailleurs les jeunes généralistes que j'ai reçus récemment, légitimement : moi aussi j'ai une famille, moi aussi je dois profiter de la vie. Cela ne signifie pas qu'ils ne veulent pas travailler, mais ils considèrent les choses d'un autre il, avec une autre attitude, une autre approche dont il faut tenir compte.
Outre, donc, cette diminution de la productivité individuelle, il y a aussi un vieillissement de la profession médicale en exercice, une féminisation de la profession qui s'accompagne d'un recours fréquent au temps partiel et à l'exercice salarié. Cinquante pour cent des médecins spécialistes ont aujourd'hui un exercice salarié contre 26 % en 1973.
Primes à l'installation ?
Il y a, surtout, la réduction annoncée des effectifs médicaux.
Il y a effectivement un important départ à la retraite qui est prévu en 2008 et qui entraînera une diminution du nombre de médecins en exercice, quelle que soit l'action que l'on puisse, aujourd'hui, avoir sur le numerus clausus et qui ne produira ses effets que dans dix ou onze ans. Il y a, enfin, des inégalités de répartition de densité médicale inter-régionales et intra-régionales contre lesquelles l'on ne pourra lutter qu'en proposant des primes (pour s'installer dans les zones défavorisées).
Est-ce que vous comptez augmenter le nombre d'étudiants admis en deuxième année de médecine pour remédier à la diminution annoncée des effectifs ?
Le numerus clausus est actuellement de 4 100. On a déjà augmenté ce numerus clausus de 120 places en 1998, de 150 en 1999, de 250 en 2000. Je me suis dépensé en 1997 et 1998 pour que cela augmente plus largement car il faut battre en brèche cette idée un peu simple selon laquelle un généraliste ou un spécialiste en plus ce sont d'abord des dépenses supplémentaires. Le problème est avant tout un problème de santé publique : il faut arriver à avoir un nombre de médecins optimum. On a augmenté ce numerus clausus mais pas assez. On va l'augmenter de manière significative.
Est-ce que vous comptez aussi augmenter, dans le cadre de l'internat, le nombre de postes pour les spécialités actuellement déficitaires ?
On l'a déjà fait et nous continuerons : on augmentera d'abord le nombre de postes dans les spécialités qui en ont besoin. Il n'est pas possible de faire autrement. Mais attention : la France est déjà le pays qui a le plus de spécialistes par rapport au nombre de généralistes dans toute l'Europe. Je pense qu'il faut corriger un peu ce déséquilibre. C'est pourquoi, dans le cadre de la réforme de l'internat, le généraliste ne sera plus sélectionné par l'échec. Il aura enfin un vrai internat et une vraie formation.
Quelles sont les spécialités dont les effectifs devraient le plus augmenter ?
Le problème est difficile. Actuellement, on forme 1 849 internes. Compte tenu des spécialités protégées (pour lesquelles il faut augmenter le nombre de médecins en formation) - gynécologie obstétrique, pédiatrie, anesthésie-réanimation -, le nombre de postes offerts à toutes les autres spécialités devrait théoriquement diminuer, sauf pour la psychiatrie qui devra, en tout état de cause, être préservée. Face à cette situation, que faut-il faire ? Le problème est d'autant plus délicat que, dans les prochaines années, il sera quasiment impossible d'augmenter le nombre de spécialistes en formation sans remettre en cause la priorité que l'on souhaite donner à la médecine générale. Vous le voyez, toutes ces données sont complexes et c'est pour cela qu'après la publication de ces deux rapports, nous engagerons une concertation - j'espère en juillet - avec les professionnels.
Les libéraux à l'hôpital
Certains estiment que la diminution des effectifs de médecins va relancer la guerre entre la médecine de ville et l'hospitalisation.
Effectivement, dans cinq à sept ans, il se libérera plus de postes médicaux qu'il n'y aura de médecins formés pour les occuper. Comment éviter la relance de cette guerre ville-hôpital ? La mise en place de réseaux de soins est une part de la réponse, mais une part seulement, et je souhaite que tous les médecins de ville aient une place dans l'équipe médicale hospitalière, sinon il va se créer un fossé entre la ville et l'hôpital dont je ne veux pas. Il faut trouver de nouvelles formules ; je ne veux pas que cette participation des médecins de ville à l'équipe médicale se fasse sous la forme de vacations car c'est péjoratif - même le mot de vacation est devenu péjoratif. Il faut que le médecin de ville soit rémunéré bien sûr, qu'il ait toute sa place dans l'équipe médicale et pas seulement pour faire des consultations.
Pouvez-vous confirmer que le projet de loi de modernisation sanitaire sera bien examiné en juillet par le Conseil des ministres ?
Il doit passer en Conseil des ministres en juillet et, je l'espère, au début octobre devant le Parlement. Je m'y emploie de toutes mes forces. J'insiste comme un fou. Le Premier ministre doit rendre prochainement son arbitrage sur l'indemnisation de l'aléa thérapeutique. Sur les autres chapitres du projet de loi, il n'y a pas de problème.
Donner plus de moyens aux urgences
Que comptez-vous faire pour tenter de remédier à la crise récurrente des services d'urgence hospitaliers ?
On a déjà réorganisé ce secteur. Il y a aujourd'hui 580 sites d'urgences autorisés. Ce n'est pas mal. Mais les capacités des urgences doivent être réorganisées en permanence. Les généralistes ne prennent plus leurs gardes, ou les prennent de façon différente, ou les prennent au téléphone. Les gens sont de plus en plus dirigés dans les services d'urgence qui sont débordés. Je comprends très bien les préoccupations des personnes qui travaillent dans ces services. Je suis en train de travailler pour que l'on puisse renforcer les structures. Nous avons déjà donné 900 millions en 1997-1999 et 500 millions supplémentaires en 2000. On a créé, toujours en 2000, 425 postes médicaux et 968 postes paramédicaux aux urgences.
Le problème des urgences, c'est aussi le problème du statut de ces services. Car, lorsque le gouvernement donne de l'argent pour les services d'urgence, tout ne va pas nécessairement aux urgences. En effet, le chef de service des urgences n'est pas nécessairement un urgentiste. C'est un chirurgien ou un anesthésiste réanimateur. Cette situation est-elle saine ? Pour ma part, j'ai toujours été partisan d'une spécialisation à l'urgence. Si l'on veut créer de ponts entre la médecine de ville et l'hôpital, la création d'un service d'urgences spécialisés permettrait peut-être de le faire.
Mais peut-on éviter que pour le moindre problème les Français se précipitent aux services des urgences de l'hôpital ?
Non seulement c'est inévitable, mais c'est quelque chose de formidable, qui honore l'hôpital et qui montre que notre service hospitalier, notre service de soins en France, est formidablement performant. Mais il faut évidemment donner aux urgences le moyens de suivre cette évolution.
Pour éviter cet engorgement des services d'urgences, des organisations professionnelles proposent la création, en amont, de maisons médicales, tenues par des praticiens libéraux. Y êtes-vous favorable ?
Pourquoi pas ? Je veux bien. Encore faut-il que les médecins de ville acceptent de venir y prendre des gardes.
L'Organisation mondiale de la santé vous a confié une mission d'expertise sur l'évaluation des risques en santé publique ; où en êtes-vous dans ce travail ?
J'ai demandé à la Direction générale de la santé et à la Direction des hôpitaux de réfléchir sur une sorte d'échelle des risques et sur la pédagogie des risques qu'il conviendrait d'élaborer et de diffuser.
En rentrant en France après la mission que je venais de remplir au Kosovo, j'avais eu personnellement l'occasion de m'exprimer sur l'étrangeté de la hiérarchie des risques telle que nous la vivons en Occident. Je constatais que nous avons les risques que nous méritons. Les sociétés avancées, qui en ont fini avec les affrontements primitifs, et qui ont installé depuis longtemps la démocratie et sont face à la perspective de la construction européenne ne sauraient évidemment être comparées avec celles qui vivent aujourd'hui les guerres balkaniques. Notre problème majeur est de proposer à cet égard aux nouvelles générations des sujets d'exaltation. C'est pourquoi je regrette profondément que nous ayons raté le coche du service humanitaire obligatoire. Je n'y renonce cependant pas et j'ai eu l'occasion d'en parler avec le Premier ministre. C'est un enjeu majeur, car si on ne sait pas parler à la jeunesse pour lui proposer des perspectives telles que l'engagement humanitaire, au train où vont les choses, on va bientôt lui interdire d'être jeune ! Et on s'expose au risque du déferlement de la violence, car la violence tend à devenir pour les jeunes l'unique modalité d'identification au groupe. Elle va même jusqu'à s'ériger en mode de séduction. C'est là un risque social majeur. Un risque parmi les plus élevés qui soit sur l'échelle des risques.
Hiérarchiser les risques sanitaires
Il y a aussi les risques sanitaires.
Les risques sanitaires sont les plus faciles à classifier. Mais le risque de mourir sur la route n'est jamais pris en compte, alors que les trois morts du nouveau variant de Creutzfeldt-Jakob hantent légitimement les esprits. Cela entre dans la classification élémentaire que je présenterai à l'OMS, dans mon rapport. Le risque du tabac, parce qu'il est choisi, les gens ne lui accordent pas d'attention particulière ; le risque présent dans l'assiette, les consommateurs ne l'ayant pas choisi mais le subissant, en revanche, ils ne le supportent pas ! Tout cela doit faire l'objet d'une réflexion globale.
Expliquez-moi, par exemple, pourquoi les accidents de la route ne sont pas traités comme un problème de santé publique et gérés par le ministère de la Santé, puisque c'est lui qui les prend en charge et apprécie du plus près le sort des quelque 150 000 blessés ramassés chaque année sur le bord de nos routes.
Un test permet de diagnostiquer les angines virales, pour limiter les antibiothérapies. Que répondez-vous à la CNAM qui demande la généralisation d'un tel test ?
Je suis pour à 100 %. Il faut le proposer non pas contre les médecins, mais avec eux. Bien entendu, ce test pourra nous permettre d'économiser de l'argent, ce qui est important, certes, mais surtout d'empêcher des résistances bactériennes, en évitant d'absorber comme nous le faisons actuellement quatre ou cinq fois plus d'antibiotiques que dans les autres pays d'Europe. C'est pourquoi j'ai confié une mission au Pr Schlemmer, au Dr Reveillaud et à Mme Crémieux sur la question de la prescription des antibiotiques. Ils devront faire notamment des propositions en matière d'utilisation des streptotests.
Euthanasie : rassurer le patient
Où en êtes-vous de votre réflexion sur l'évolution de la législation au sujet de l'euthanasie ?
J'ai écouté attentivement le point de vue vraiment passionnant des diverses autorités religieuses, philosophiques et morales que j'ai reçues sur la question. Aujourd'hui, je pense qu'il ne faut pas légiférer. Et si on devait absolument étudier une législation nouvelle, je pense que ce serait pour protéger le patient qui entre à l'hôpital. Il faut le rassurer sur le fait qu'on ne va pas mettre fin à ses jours parce que telle aurait été la décision prise par l'équipe médicale.
A propos de législation, envisagez-vous une éventuelle dépénalisation du cannabis ?
Je demande qu'on ouvre enfin le débat informatif sur la question à l'Assemblée nationale. Pas un débat pour changer la loi, mais pour que les pour et les contre, de gauche ou de droite, puissent échanger enfin leurs idées sur la question. Voilà dix ans que je le propose ! Je ne dis pas qu'il faut dépénaliser le cannabis. Au contraire, il faut réglementer : puisqu'on ne peut pas conduire avec un gramme d'alcool, on ne doit pas conduire après avoir fumé un pétard ! Je veux qu'on pose donc la question en termes de réduction des risques de santé publique. Les politiques n'ont pas accepté de le faire jusqu'à présent mais j'ai espoir que la situation finisse par se débloquer.
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