LE QUOTIDIEN - Nombre d'intervenants (hors hôpital) de la lutte contre le SIDA (responsables de réseaux ville-hôpital, structures d'hébergement des malades, associations, etc.) ont le sentiment que les pouvoirs publics banalisent la maladie et donc relâchent leurs efforts. Y a-t-il une volonté délibérée de banaliser la lutte anti-SIDA ?
BERNARD KOUCHNER - Il n'est en rien question de « banaliser » le SIDA et la lutte anti-SIDA. La situation épidémiologique de la maladie en France montre clairement que cette maladie constitue une priorité de santé, et elle continue d'être comme telle au niveau du ministère de la Santé.
Cependant, notre action doit tenir compte de l'évolution de la situation : nous ne sommes plus dans la situation des années quatre-vingt sans traitement, ni dans celle des années quatre-vingt-dix, où l'avènement des différents classes d'antirétroviraux pouvait laisser croire à une maîtrise définitive de la maladie. La situation actuelle est marquée par des éléments très positifs de la lutte anti-SIDA, en particulier la régression très sensible de la mortalité : 4 158 décès en 1994, 593 en 1999. Mais ces résultats ont sans doute provoqué un certain relâchement des conduites de prévention, en particulier dans certains groupes de jeunes, homosexuels notamment, dont témoigne l'accroissement sensible des gonococcies à partir de 1998. D'autres groupes exposés, ou vulnérables, méritent une attention majeure, notamment dans certaines communautés immigrées, ou par le développement de la prostitution clandestine venant notamment d'Europe de l'Est.
Le développement de l'infection chez les femmes constitue un autre motif de préoccupation : on comptait en 1988, 1 femme infectée pour 7 hommes ; aujourd'hui, 1 pour 3 : la voie hétérosexuelle est devenue le premier mode de transmission du VIH.
Il faut enfin tenir compte dans cette évolution épidémiologique des disparités régionales, en particulier la prévalence particulièrement élevée dans les départements Antilles-Guyane (141,5 millions contre 27,8 en métropole).
Le contexte social, enfin, est une donnée qui doit orienter nos actions d'information, de prévention, de dépistage et de prise en charge. Il faut désormais aller vers une politique plus ciblée à l'égard des populations les plus exposées, mais également intégrer la prévention du VIH dans des stratégies prenant en compte les comportements à risque : lutte contre les MST, réduction des risques en toxicomanies par exemple.
Un effort accru en 2002
Les mêmes responsables ont le sentiment que les pouvoirs publics diminuent leurs subventions. Est-ce exact ?
Le SIDA a bénéficié d'un effort financier considérable dans les années quatre-vingt-dix. Cet effort était indispensable. Il a permis la mise en place des outils de surveillance, de recherche, d'évaluation nécessaires devant l'ampleur et la gravité de la maladie.
L'amélioration perceptible de la situation, les progrès thérapeutiques enregistrés, l'évolution des modes de prise en charge, notamment le rôle de la médecine ambulatoire et de la médecine de ville, ont justifié de revoir le dispositif. Les subventions accordées par le ministère, notamment en direction des associations, doivent tenir compte de l'évolution des besoins. C'est surtout au sein du public que l'image du VIH a changé, et les dons du public ont sensiblement diminué, ce qui a pu mettre différentes associations en difficultés.
Nos objectifs comportent le renouvellement d'un partenariat avec les associations.
Pour 2002, nous avons l'intention de demander un effort accru à la lutte contre le SIDA.
Faut-il, selon vous, reconsidérer les moyens de prendre en charge la maladie (hors hôpital) ? Certains réseaux sont-ils devenus inadaptés ? Certaines associations ont-elles perdu, en partie, leur raison d'être ?
L'infection à VIH est une maladie chronique qu'il faut prendre en charge dans la durée. Les thérapeutiques disponibles ont permis un réel progrès, en particulier vis-à-vis de la mortalité.
Cependant, nous mesurons aujourd'hui les difficultés importantes liées à la prise régulière de ces médicaments. Tout d'abord, malgré les combinaisons des médicaments, malgré le recours à des tri- ou des quadri- ou des gigathérapies, l'échec thérapeutique lié à la faculté de mutation du virus, à ses capacités de développer des résistances, est de plus en plus fréquent. Il concerne plus de 10 % des patients en 1999. Sa fréquence est croissante.
Les traitements deviennent ainsi plus lourds, et plus complexes. La prise en compte des profils de résistance pour adopter les thérapeutiques nécessite des services ou des centres souvent spécialisés. Nous devons accélérer quand cela est possible l'accès aux nouvelles molécules, en particulier pour les patients en échec thérapeutique.
L'accès aux antirétroviraux en ville a été une démarche importante pour faciliter le suivi thérapeutique et pour permettre une participation des médecins praticiens à ce suivi. Il faut cependant renforcer les liens entre médecine de ville et hôpital pour permettre une adaptation des traitements au fil du temps. Les réseaux doivent s'adapter aux nouvelles contraintes du suivi et d'adaptation des traitements.
Par ailleurs, nous sommes confrontés aux problèmes de la tolérance de ces ARV sur le long terme, en particulier avec des effets secondaires sur le métabolisme des lipides. Des traitements complémentaires de ces lipodystrophies sont nécessaires. Il nous faut étudier les modes d'accès à ces traitements, et leur prise en charge.
J'ai souligné le rôle important joué par les associations dans l'évaluation des besoins de prise en charge, et leur place comme partenaire dans nos stratégies de lutte.
Un dispositif général de prévention
Au regard des nouvelles données épidémiologiques que vous évoquez, faut-il revoir la stratégie globale de lutte contre le SIDA ?
Au point de vue de la prévention, il faut maintenir un degré de vigilance et d'information pour la population générale mais renforcer nos actions de prévention auprès des groupes les plus exposés, notamment dans les lieux de rencontres et de pratiques sexuelles où les mesures de prévention sont insuffisamment prises en compte.
La prévention passe ici par un effort inlassable d'information et par un renforcement des principes des responsabilités de chacun face à ses pratiques sexuelles, mais en sachant mettre à disposition les moyens de cette prévention, notamment l'accès aux préservatifs. Les campagnes actuelles visent à souligner le rôle des femmes pour la prévention de la transmission hétérosexuelle. La population séropositive des femmes attendrait aujourd'hui de 20 000 à 30 000 personnes. Les facteurs sociaux et culturels sont souvent des facteurs de vulnérabilité des femmes. Il faut aussi combattre les violences faites à l'égard des femmes, et leur permettre le choix de la prévention. Le développement au recours au préservatif féminin peut ici encore constituer une aide.
Nous devons aussi évaluer l'accès et l'impact des traitements après exposition accidentelle sexuelle. La France est pratiquement le seul pays à avoir mis en place une politique de traitement préventif après exposition sexuelle à haut risque. J'ai demandé que ce dispositif fasse l'objet d'une évaluation et d'un renforcement si nécessaire.
D'une façon générale, il nous faut également resituer la lutte contre le SIDA dans un dispositif plus général de prévention. Renforcer le dispositif éducatif sur la sexualité chez les jeunes, favoriser les comportements de prévention, mais aussi intégrer cette lutte dans le contexte général des MST, d'autant que les infections associées constituent des facteurs importants de transmissibilité du VIH.
C'est précocement dans les lycées et les collèges qu'il faut renforcer ce principe de responsabilité face à la sexualité.
D'autres groupes exposés doivent faire l'objet d'une politique ciblée : c'est le cas des toxicomanes. La politique d'échange de seringues et de réduction des risques a permis une réduction notable de la prévalence du VIH ; cependant, les résultats demeurent encore insuffisants, surtout pour la transmission du virus de l'hépatite C. Il faut améliorer ce dispositif, à la fois sur les kits d'échange de seringues et sur la politique de substitution.
Le problème du VIH dans les prisons doit également faire l'objet d'une grande attention. La prévalence y est élevée, y compris pour le VHC, notamment du fait du nombre de toxicomanes incarcérés. La prise en charge au cours de la détention s'est améliorée ; il nous faut assurer aussi la continuité des soins après l'incarcération.
Je voudrais souligner que nous adaptons régulièrement notre stratégie et notre dispositif à l'évolution des besoins et de la situation épidémiologique. A titre d'exemple, nous venons de modifier le dispositif de procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples sérodiscordants afin de favoriser leur demande de prise en charge et mener dans les meilleures conditions de sécurité possible leur projet d'enfant. Ainsi, j'ai décidé que cette PMA, chez les couples porteurs du VIH, ne relèverait plus d'un programme de recherche clinique, mais serait accessible dans les centres disposant des équipes qualifiées pour réaliser, avec l'encadrement nécessaire, cette aide à la procréation.
Favoriser les alternatives à l'hospitalisation
En définitive, quel doit être le rôle des intermédiaires entre la ville et l'hôpital ?
Tout d'abord, il faut toujours favoriser les alternatives aux hospitalisations traditionnelles. Les modes de prise en charge dans des hôpitaux de jour ont constitué un progrès très important. C'est à notre système de soins de savoir s'adapter aux besoins des malades.
L'hôpital doit prendre en compte les exigences complexes des maladies chroniques émaillées de complications aiguës.
Cela requiert à la fois un haut niveau de compétence et de technicité, mais également une disponibilité accrue. Le développement des consultations hospitalières le soir, en dehors des heures de travail, répond également à cette demande.
La nécessité d'une adaptation permanente des connaissances des médecins praticiens souligne l'importance des liens à renforcer entre la ville et l'hôpital. Les médecins généralistes ne doivent pas se passer d'un lien opérationnel fort avec l'hôpital s'ils veulent pouvoir assurer le suivi des malades.
Les associations doivent plus que jamais pouvoir jouer leur rôle d'écoute, d'analyse et de proposition pour aider à l'adaptation du système de santé.
Leur implication importante dans les stratégies thérapeutiques et les recherches médicales soulignent leur capacité d'adaptation aux besoins nouveaux des malades.
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