Idées
Emmanuel Berl est né le 2 août 1892 au Vésinet, dans une famille juive profondément assimilée, marquée par le contraste entre une lignée paternelle industrielle et une branche maternelle - les Lange - tournée vers le religieux et les valeurs de culture.
Louis-Albert Revah a tenu à peser chaque élément de cette famille compliquée : un oncle maternel, prénommé lui aussi Emmanuel, mort à l'âge de 24 ans, une sur de sa grand-mère qui a épousé Bergson, un père volage qui meurt à 38 ans, un jeune frère décédé alors que le sujet de ce livre a 7 ans, et, last but not least, une mère séductrice, étouffante, transférant sur l'enfant un amour destiné au départ à son frère adoré, le « déjà-Emmanuel ».
Faut-il voir dans cet dipe bien complexe l'explication protéiforme du mal-être d'Emmanuel Berl par rapport aux femmes, et d'une équivoque homophobie qui transparaît dans les nombreuses allusions anales de son autobiographie « Sylvia » ? L'auteur en tout cas le croit, mais s'il traverse des amours ni plus ni moins troublées que celles de tout un chacun, Berl ne se stabilise-t-il pas en épousant le 26 octobre 1937 la chanteuse Mireille ? S'il eût Proust comme correspondant de guerre dans les tranchées, leur relation future fut marquée par la déception de la part de l'auteur de la « Recherche » qui chassa le jeune homme en lui lançant ses pantoufles !
Traversant un établissement très catholique, une scolarité à Carnot, un évitement de Normale Sup à 20 ans, le jeune Berl va s'installer pour longtemps dans une vie bourgeoise, fortunée, sous la tutelle légère de son oncle Alfred Berl, après la mort de sa mère en 1910. Participant de l'optimisme surprenant qui suit la Grande Guerre, il sera de ceux qui embrasent toutes les polémiques littéraires des « Années folles ».
Littéraires... et politiques. De fait, un voyage qui le conduira en un peu plus de dix ans du pamphlet antibourgeois à la situation de « nègre » du maréchal Pétain. A la fin de l'année 1936, Berl, qui a créé une revue de centre-gauche, « Marianne », prend fortement parti contre la guerre d'Espagne, et exprime déjà des traits qui éclateront tragiquement plus tard : il ne cesse, dit Revah, de « chasser son hostilité envers une bourgeoisie égoïste et qu'il accuse d'être prête au fascisme ». En même temps, s'intensifie son pacifisme sur fonds d'harmonie française à maintenir. Tout comme s'accuse l'un de ses traits principaux : la dénégation du réel. Dénégation d'un antisémitisme hurlant qui le fait flirter avec Drieu la Rochelle, aveuglement précoce devant l'Allemagne nazie : un Belge, un Suisse, un Hollandais, dit-il, se sentent tout de même plus proches des Allemands que des Russes, « même quand tel ou tel excès (sic) commis par les chefs du IIIe Reich les irritent ».
Lorsque la IIIe République s'effondre dans la pantomime vichyste, Berl, qui écrit dans le pamphlet hebdomadaire de 1938, « les Pavés de Paris », va peu à peu s'enliser, et on pourrait multiplier les citations qui condensent pacifisme, nationalisme et haine de l'étranger en général, des Juifs de l'Est en particulier. Par exemple : les immigrés « ne sont pas, ne peuvent pas être assurés d'aimer autant que les Français autochtones, les villes, les champs, les mouvements de France », d'où leur bellicisme.
Berl est mort à 84 ans en 1976, longtemps après avoir inspiré au maréchal Pétain le trop célèbre passage du 25 juin 1940 : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas ».
La haine de soi
Au début de son ouvrage, Louis-Albert Revah pose l'éternelle question que suscite une biographie : y a-t-il dans une vie une forte unité ou n'est-elle pas volatilisée par les circonstances ? Incontestablement, dans le cas de Berl, il a choisi la première réponse en présentant un sujet en proie à la haine de soi : peu viril grâce à une mère séductrice et à un père volage et falot, Juif fasciné par le christianisme, initiateur d'un effarant proto-pétainisme quand gronde déjà la Bête, amoureux de la Révolution qui se crispera névrotiquement sur la douce France des vallons et clochers.
Ce qui gêne, c'est que Revah ne nous donne que trop rarement à voir vraiment Berl. Armé d'un très lourd trousseau freudien, il exhibe des clefs diverses : masochisme, homosexualité mal refoulée, juif honteux, qui nous livrent un Berl déjà pré-interprété. Ainsi nous assène-t-il qu'en lisant Fénelon, il « sublime », qu'il trouve en Proust « une deuxième mère et les émois afférents », grilles de lecture d'où l'auteur de « Sylvie » semble s'être échappé, ludion farceur et oh combien opportuniste !
Plus intéressant : revenir au titre significatif, Emmanuel ne serait-il pas ce « Juif inauthentique » dont parle Sartre : juif mille fois blessé, qu'une volonté de ne mettre en avant sa judéité précipita vers le culte fasciste de la France éternelle, au risque de s'y perdre.
Grasset, 305 p., 19,50 euros.
* Auteur par ailleurs d'un « Julien Benda, un misanthrope dans la France de Maurras », Plon, 1991.
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