IL EST BIEN difficile d'extraire Bergson du bain d'idées dans lequel s'agite la France de la seconde moitié du XIXe siècle. Un pays partagé entre l'ennui des cours de Victor Cousin sur Kant, le positivisme comtien qui débouche sur la vénération scientiste, et, par ailleurs, la volonté de préserver l'esprit et la liberté, illustrée par la pensée de Jules Lachelier, auquel Bergson voue une grande admiration.
Avec sa thèse parue en 1889, l'« Essai sur les données immédiates de la conscience », Bergson frappe un grand coup. Au lieu d'éviter la science comme la peste, il va vers elle, la réfléchit astucieusement comme une activité qui s'empare du monde, l'analyse et la réduit à des morceaux d'espace juxtaposés partes extra partes. Cela est précisément bien incarné par le cadran des horloges, la chronométrie dans laquelle le temps se présente comme segmenté.
De là sort dans l'« Essai » cette constatation dans laquelle on peut voir le choc initial donné à ses thèses principales : «Je m'aperçus à mon grand étonnement que le temps scientifique ne dure pas, qu'il n'y aurait rien à changer à notre connaissance scientifique des choses si la totalité du réel était déployée tout d'un coup dans l'instantané, et que la science positive consiste essentiellement dans l'élimination de la durée.»
Or l'homme et sa conscience, eux, durent. Mais cette durée n'est pas le temps mathématique et spatialisé des cadrans. On le démontre facilement : dans le plaisir et l'intérêt pour le monde, des heures sont vécues comme très brèves ; inversement, l'attente angoissée nous fait dire que les minutes semblent des siècles.
Qu'est-ce que la durée bergsonienne ? C'est cette multiplicité de fusions qualitatives des états mentaux les uns dans les autres. Qui n'a vécu un morne après-midi le faisant passer insensiblement de la joie à la peine ? On ne remarque bien souvent un changement, dit Bergson, que lorsque l'état psychologique est devenu très fort, ignorant que la transition a été continue. Cette fusion qualitative est un modèle qui permet également le surgissement de l'acte imprévisible, donc libre, contenu dans l'esprit. Tout le contraire de la science qui, à partir du moment T, peut prévoir avec certitude T' dans un univers régi par le déterminisme de Laplace.
L'action utile sur le monde.
Si nous avons été un peu longs en retraçant l'itinéraire de Bergson, c'est pour marquer cette extraordinaire trouée. Au lieu de tenir la science à l'écart, il la considère, mais la cantonne à son domaine : science et techniques permettent l'action utile sur le monde, elles font triompher l'idéal cartésien d'être «maître et possesseur de l'univers», le langage, qui, lui aussi, est dans le dictionnaire, juxtaposition de mots en partie liée avec l'espace et la science.
Mais la vraie vie est ailleurs, selon Bergson, dans la conscience, dans l'esprit*, dans un type de connaissance immédiate et unique : l'intuition. Dans l'art aussi, qui conduit précisément l'artiste à écarter le « voile » de l'utilitarisme et de la vie matérielle. Par là-même, Bergson mérite l'éloge de Péguy, il a «sauvé la vie spirituelle».
Auteur d'un « Descartes et la France »**, F. Azouvi conserve dans son ouvrage cette grille de lecture. S'il s'oppose dans l'actualité à un Kant qui limite la connaissance au spatio-temporel, Bergson est avant tout anticartésien. L'« intuition », concept postérieur à la durée, n'a que faire du doute méthodique, elle est la saisie unique d'une réalité unique. Elle est accompagnée de ce doux frémissement qui va faire se pâmer le Paris intellectuel.
Dans les années 1880, Henri Bergson, sorti de Normale Sup, est professeur à Angers, à Clermont-Ferrand, à Henri-IV, avant d'enseigner au Collège de France. Dans sa conclusion, François Azouvi en profite pour épingler la Sorbonne comme «le lieu où les philosophes les plus notoires n'ont pas enseigné...».
Les ravis de l'élan vital.
Mais le Collège de France sera l'occasion d'un déferlement d'enthousiasme mondain pour les ravis de l'intuition et de l'élan vital ! Il faut s'imaginer en 1910 une procession de voitures élégantes attendant devant le prestigieux établissement, des valets retenant des places pour « les femmes du monde ». Apprenant que Bergson allait passer l'hiver à New York, le chroniqueur de « la Vie parisienne » écrivait le 20 juillet 1912 : «Comment nos snobinettes pourront-elles l'an prochain étancher leur soif de métaphysique?»
Tout le monde se réclamait de Bergson : les poètes symbolistes, les cubistes, les syndicalistes révolutionnaires, on fit du délicat observateur des sentiments qu'était Marcel Proust le romancier de l'intuition, et il y eut même avec Eugène Minkowski une psychiatrie bergsonienne !
Pourtant, dès 1918, l'auteur des « Deux sources » est quasiment oublié. Le petit homme délicieux, qui faisait du néant une pseudo-idée, convient mal au désastre de l'après-guerre. On lui préférera des penseurs plus tapageurs. Ceux qui ne dédaignent pas d'étaler leur vie privée et pour qui le néant est plein d'être.
On arrive avec ivresse à la fin de ce livre, empli d'une joie toute bergsonienne, cette joie qu'il imaginait diluée dans la durée et si supérieure au plaisir ponctuel. Ce contentement, on le doit beaucoup au travail remarquablement documenté de François Azouvi, qui est en lui-même une application du bergsonisme : son sujet y est saisi par une invitation lui conférant son caractère unique.
On ressent profondément la douleur qui émane du chapitre consacré à la désaffection qui frappe Bergson, même si les travaux de Deleuze ou les réflexions d'Enthoven semblent ramer en sens contraire aujourd'hui.
Si l'ouvrage d'Azouvi pétille comme une mousse emplie de gaieté, le philosophe qui en ramasse pour en goûter y trouvera d'ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose d'amertume.
« La Gloire de Bergson », de François Azouvi, NRF, Essais Gallimard.
* Cette glorification de l'esprit sur la matière culminera vers la fin de la vie du philosophe par une adhésion au spiritisme et à ses errements.
** Fayard, 2002.
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