LA POSTMODERNITE s'était installée à partir des années 1960 sur deux constatations : l'idéologie des Lumières nous avait certes légué le Progrès, mais nullement le Bonheur qui devait en résulter. Plus grave : le culte de la rationalité scientifique lié à ces notions trouvait ses limites dans les idéologies totalitaires du XXe siècle. La Raison poussée à l'extrême conduit finalement aux camps et au goulag, alors qu'elle devait assurer la Liberté, comme l'a montré par exemple le philosophe Adorno.
De cette double prise de conscience résultait, selon Gilles Lipovetsky, la nécessité d'analyser la société différemment. La postmodernité, c'est l'affleurement de traits nouveaux : essor de la consommation et de la communication de masse, dépérissement des normes autoritaires et disciplinaires et forte poussée de l'individualisme hédoniste. Le rejet, la désaffection à l'égard des passions politiques, la perte de foi en un avenir radieux conduisent à se concentrer sur son ego : culte de l'apparence, du plaisir, de ses choix en matière de mode, adoption d'un style décrispé, autonomie et ouverture de l'individu deviennent les grands marqueurs de cette nouvelle vision du monde.
Il y a lieu toutefois de s'interroger sur le sens du préfixe « post » : marque-t-on ainsi une simple relation de succession ou ce que les philosophes nomment un dépassement dialectique ? Cette question qui peut sembler n'être qu'une vaine ratiocination, est en fait au centre du livre. Le postmoderne niait les pesanteurs idéologiques de la phase précédente mais en conservait l'avancée techno-scientifique : pas question de toucher à notre petit confort, il s'agissait donc bien de dialectique.
Or voici que tout à coup le postmoderne sombre dans le glauque et l'angoissant. C'est le temps, dit Lipovetsky, de « la démythisation de la vie au présent confrontée qu'elle est à la montée des insécurités ». L'insécurisation des existences prend le pas sur la joie et la liberté de la consommation.
Un perpétuel présent.
Si tout s'accélère, et en particulier la mondialisation du marché, l'hypertechnicité, la déshumanisation des rapports humains, l'homme hypermoderne est-il jeté dans une sorte de perpétuel présent, coupé des vieilles traditions et des vieilles idéologies du salut dans le futur ? C'est le mérite de ce livre de comprendre une période à partir de sa relation au temps vécu.
Contre toute attente, l'auteur montre que l'hypermoderne réserve de bonnes surprises : l'individu cesse d'être le fidèle reflet d'un ordre quelconque, économique, médiatique ou sexuel. De nouveaux idéaux de type affectif, moral, viennent orienter l'hyperindividu, comme si la frénésie du « toujours plus », affichée en apparence, n'entamait pas une créativité nouvelle, cela sans que les mécanismes de cette coexistence ne relèvent d'autre chose que du sympathique optimisme de l'auteur.
Les périodes distinguées par Lipovetsky et autres philosophes-sociologues existent-elles vraiment ou ne sont-elles que des appellations ? A vrai dire, on s'y perd un peu, car chaque moment étreint les pires extrêmes : les deux récentes décennies ne sont-elles pas celles qui ont le plus illustré la marchandisation généralisée du monde et le souci le plus fort de la dignité humaine tels que le montre la multiplication d'associations caritatives ? Il n'y a pas lieu d'en être étonné puisque, dans chaque période, un excès suscite en même temps sa réaction.
Tombés comme une goutte d'huile dans le tourbillon d'un mixer, devenus hyperindividus dans l'hypermodernité, voici que nous nous échappons à nouveau vers le haut, nous avons soif de qualité, d'échanges et d'authenticité. Nous fuyons les hypermarchés pour retrouver la vérité de notre hyperchaumière. Hyperénervant.
Grasset, « Nouveau Collège de philosophie », 184 p., 12 euros.
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