2 MAI 1935. L'hôpital franco-musulman est inauguré à Bobigny en grande pompe au son d'une fanfare et d'une fantasia. Le bâtiment a belle allure. Très bien équipé pour l'époque, il a été construit par deux architectes prix de Rome, Léon Azéma et Maurice Mantout (auquel on doit la mosquée de Paris achevée en 1926). En passant sous le porche d'entrée décoré de mosaïque bleue, on emprunte une allée jusqu'à une esplanade au pavement vert et blanc ceinte d'une galerie d'arcades. La porte monumentale de style mauresque est une réplique - en plus modeste - de la célèbre porte fortifiée de Meknès, classée monument historique en 1913 à l'initiative de Liautey. Le mur d'enceinte blanchi à la chaux est surmonté d'un liseré vert, couleur de l'islam. Il en va jusqu'à la morgue qui se trouve surmontée d'une coupole lui donnant l'aspect d'une koubba. L'équipe médicale comprend plusieurs spécialistes de réputation mondiale, dont le Dr Ali Sakka, connu par ses travaux sur la tuberculose.
Mais les maires de Bobigny et de Drancy ont boudé la cérémonie. L'hôpital flambant neuf est en effet réservé aux seuls « ressortissants de confession musulmane ».
Sorti de terre dans une zone semi-rurale semi-industrielle, où l'on traite, entre autres, les résidus fécaux de la capitale, mal desservi par un métro éloigné (la seule station Porte de la Villette en 1935), l'hôpital franco-musulman est un paradoxe qui n'aurait sans doute pas vu le jour sans la force de conviction de Pierre Gaudin. Cet ancien de l'administration algérienne sera assez habile pour réunir autour du projet partisans de la surveillance des Nord-Africains à Paris, paternalistes soucieux de rendre hommage aux cent mille musulmans morts pour la France pendant la guerre de 1914 et socialistes qui ne peuvent que déplorer le manque de soins dont sont victimes de jeunes hommes, atteints plus que d'autres par les accidents et les maladies dues aux conditions de travail. Ne trouveront-ils pas dans un cadre réservé des conditions moins dépaysantes, avec un personnel parlant un peu arabe et une nourriture adaptée ?
Dans les faits, une bonne partie des travailleurs nord-africains va éviter autant que possible le nouvel hôpital, se plaignant du rôle policier d'une administration (le service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains, Sspina, créé en 1925, dirige l'hôpital) qui conserve ensemble dossier médical, dossier professionnel et dossier politique. Une situation qui va durer jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu'une circulaire indique enfin que « ne devront être dirigés sur l'hôpital de Bobigny que les malades nord-africains qui en exprimeront le désir ». Les brigades du Sspina sont dissoutes, consacrant l'échec de la politique ségrégationniste en matière de santé.
Un hôpital militant.
Le « Franco » traverse les événements en hôpital militant. Pendant la guerre, il sert de refuge aux réfractaires du STO, aux aviateurs alliés comme aux résistants. Au moment de la guerre d'Algérie, le Dr Ahmed Hadj Somia, successeur d'Ali Sakka, homme de paix, fait respecter la trêve sur le territoire de l'hôpital, soignant indifféremment membres du FLN et messalistes (partisans du nationaliste Messali Hadj, fondateur du mouvement national algérien). Jusqu'en 1962, le « Franco » accueille deux tiers d'originaires d'Afrique du Nord. Nombres de médecins sont tunisiens, algériens, marocains ou ont vécu en Afrique du Nord. On y est un peu en famille.
En 1961, il est rattaché à l'AP-HP et s'ouvre officiellement à la population locale (qu'il accueillait en fait depuis 1938).
Dans les années 1960-1970, une nouvelle génération de médecins va orienter les activités de soins en fonction des besoins d'une population croissante composée d'ouvriers de souche et de vagues successives de rapatriés d'Afrique du Nord et de travailleurs immigrés du sud de l'Europe, du Maghreb et d'Afrique noire. Ils ont nom André Paraf, Bernard Dreyfus, Claude Rouvillois, Jean-Jacques Rousset, Pierre Cornillot, qui, au sortir de 1968, va obtenir la fondation de la faculté de médecine de Bobigny. La pneumologie, les maladies infectieuses (dont le VIH à partir des années 1980), la parasitologie, l'endocrino-diabétologie, la cancérologie, la psychopathologie se développent. En 1978, le « Franco » prend le nom d'Avicenne. Serge Lebovici, professeur de pédopsychiatrie à la faculté de médecine de Bobigny, crée le département de psychopathologie et accueille Tobie Nathan, qui ouvre une consultation d'ethnopsychiatrie. Lucien Israël installe un pôle de cancérologie autour des polychimiothérapies et de la chimiothérapie ambulatoire.
C'est aussi à la faculté de Bobigny que trouvent place les médecines douces et l'enseignement de la médecine générale.
Pourtant, l'hôpital manque de moyens. Un projet d'hôpital à Aubervilliers fait différer pendant vingt ans rénovation et installation d'appareils de radiothérapie. Il faudra la grève de 1998 pour faire engager une centaine d'infirmières.
« Il y a une âme dans cet hôpital », disent ceux qui y travaillent. La présence de 85 nationalités et 23 langues a instauré « un savoir-vivre ensemble inégalable ». Il y a pour le personnel, confronté aux problèmes socio-économiques des patients, comme « une nécessité d'humanisme ». Rien d'étonnant si c'est à Avicenne qu'œuvre une association de femmes qui viennent confectionner au sein de l'hôpital des repas traditionnels, car l'appétence est culturelle. Et si l'hôpital a suscité un groupe de réflexion sur la prise en charge des migrants à l'hôpital.
Catalogue de l'exposition, « 1935-2005. L'hôpital Avicenne : une histoire sans frontières » édité par l'AP-HP et l'hôpital Avicenne, 18 euros, sur commande au musée de l'AP-HP, hôtel de Miramion, 47, quai de la Tournelle, 75005 Paris, tél. 01.40.27.50.05, chèque de 18 euros à l'ordre du TPG de l'AP-HP.
L'expo
Du fait de son installation dans un hôpital en activité, l'exposition est éclatée en quatre modules dans trois bâtiments : la traversée de l'histoire, vivre ensemble, médecines en mouvement, aujourd'hui et demain. Exposition « hors les murs » du musée de l'AP-HP, elle a été conçue en lien étroit avec un comité de pilotage constitué de professionnels de l'hôpital et des structures régionales (ville, associations, conseil généra, etc.). Les présentations s'appuient sur des photographies et documents personnels prêtés par les acteurs de l'hôpital, des archives publiques inédites, des extraits de films d'archives et de documentaires plus récents, des « images » sonores de l'hôpital.
>>>Dans l'hôpital du 24 novembre au 3 février ; au musée de l'AP-HP, du 8 mars au 18 juin.
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