Dr CLAUDE LELGUEN, ex-chef du service cardiologique de Lorient, parti avec la deuxième mission chirurgie cardiaque, en juillet, de retour à Kaboul le 12 septembre. Armelle, infirmière de bloc opératoire au CHU de Caen, partie avec la première mission, en avril, également de retour en septembre. Et aussi Isabelle Le Caer, infirmière anesthésiste (CHU de Caen), ou le Dr Benoît Her, anesthésiste libéral au centre hospitalier privé Saint-Martin de Caen. Hormis le Dr Bernard Touchot, cardiologue spécialisé en chirurgie extra-corporelle (Hegp, Paris), ou Esther Simon, infirmière de réanimation (CHU de Caen), pour laquelle ce voyage est le baptême de l’humanitaire, la plupart des douze missionnaires enrôlés pour cette troisième mission de chirurgie cardiaque de deux semaines envoyée à Kaboul sont des « récidivistes ». Faute de volontaires. Aucun ne s’est désisté, en dépit de l’actualité passablement tendue de ces derniers jours, dont les médias occidentaux se font abondamment l’écho. Et en dépit aussi des pressions naturellement exercées par leurs familles. «Mon plus jeune fils m’a fait promettre de ne pas sortir de l’hôpital, confie le Dr Her ; un autre m’a supplié pour que ce soit la dernière fois que je lui inflige ces absences angoissantes…»
Partis sur leurs quotas de RTT.
«C’est vrai que, cette fois, il nous a été plus difficile que d’habitude de nous arracher à nos entourages, reconnaît le chef de la mission, le Dr Gérard Babatasi, chirurgien cardio-vasculaire et thoracique au CHU de Caen. Déjà, il a fallu se bagarrer avec l’administration, ajuster le programme opératoire avant le départ, négocier les absences, pour la plupart d’entre nous sur les soldes de congés payés ou les quotas de RTT (réduction du temps de travail). Le risque d’attentat vient par surcroît. Certains avouent franchement qu’ils ont peur, mais ils sont là quand même. D’autres semblent plutôt inconscients. D’autres encore croient en leur karma.»
Pour sa part, formé à La Pitié (Paris) et à Rennes, co-fondateur de l’Institut du coeur de Phnom Penh, ce PU-PH chevronné au look juvénile a une quinzaine de missions à son actif. Il s’est laissé débaucher en 2002 par le Pr Deloche, partant d’abord pour Dakar ; il a découvert Kaboul en avril et explique qu’il est «en harmonie» avec lui-même. Et en phase avec les besoins des patients afghans. «On ne peut pas ne pas relever le défi, affirme-t-il. C’est un peuple qui vit coupé du monde dans ses montagnes où, depuis vingt-cinq ans, il n’a connu que la guerre. Nous représentons l’hôpital de la dernière chance pour tous ces enfants atteints de malformations cardiaques, car nous sommes les seuls capables de les opérer. Pour 30millions d’habitants, c’est l’unique établissement spécialisé, alors qu’on en recense un pour 500000 habitants aux États-Unis. Or, quand je reçois cinq candidatures de médecins français pour aller opérer au Cambodge, où les besoins sont maintenant pourvus, je n’arrive à convaincre aucun de ces volontaires à venir à Kaboul.»
Sécurité dans l’hôpital, danger à l’extérieur.
La connaissance que les missionnaires ont du terrain afghan ne contribue pas forcément à la sérénité des esprits. «A l’hôpital, on se sent à l’abri, dit une infirmière, mais sur le trajet, en arrivant de l’aéroport, il est difficile de ne pas ressentir le danger.»
Le fait est que «nos 4X4 passeront par le carrefour central, glisse un permanent de l’Imfe qui rentre de vacances, là-même où une bombe a fait 16victimes il y a trois jours. Dans ces conditions, poursuit-il, on hésite à sortir en ville. Et quand on voit les effectifs militaires de l’Isaf (la force internationale de sécurité) qui sont accrus et les actions qui se multiplient contre les terroristes, on ne peut que s’interroger sur la stratégie choisie par les alliés occidentaux. La priorité ne devrait-elle pas être mise sur les systèmes de santé et d’éducation, la fourniture d’énergie électrique, la construction des routes, l’emploi et l’aide alimentaire plutôt que sur le renforcement des moyens sécuritaires?».
Après une nuit blanche à Doubaï, les missionnaires atterrissent à Kaboul. L’aéroport international ressemble à une base aérienne militaire, avec ses norias d’hélicoptères et de cargos militaires, ses cortèges de VAB (véhicules de l’avant blindés), certains aux couleurs de la France, d’autres siglés US Air Force, ou Nato (Otan). Alentour, les montagnes forment un paysage lunaire sous un ciel intensément bleu. Les deux 4 X 4 siglés Enfants afghans slaloment parmi les taxis jaunes, les véhicules blancs UN (Nations unies) et quelques voitures à bras et remorques hippomobiles, dans le concert des klaxons et des sirènes. L’hôpital, enfin. Passée la lourde porte métallique que gardent les vigiles en uniforme vert sombre, c’est l’effusion des retrouvailles entre missionnaires et permanents. Le Dr Fatima Mohbat Ali accueille les arrivants, les installe dans leur havre, la « Maison des médecins », avec son patio ombragé et sa fontaine où viennent boire les pigeons. Le temps d’un déjeuner rapide, alors que, par dizaines, les patients s’agglutinent dans le grand hall, les médecins entrent dans le vif du sujet. Les Drs Babatasi et Her commencent par examiner les 10 enfants qu’avaient sélectionnés en juillet le Dr Lelguen ; ils vont être opérés à partir de demain, selon un planning opératoire qui a déjà été fixé, à raison de trois interventions quotidiennes.
Dans un bureau voisin, le cardiologue breton, équipé d’un échographe, consulte, en compagnie du Dr Rahema Stanekzai, l’une des trois cardiologues qui exercent à Kaboul. «En une journée, constate-t-il, je totalise autant de cas dramatiques qu’on peut en voir en six mois d’exercice dans un hôpital français. Mais c’est logique, tout concourt à aggraver les tableaux: les guerres qui se sont succédé, l’absence de tout diagnostic des malformations à la naissance. Les RAA et les enfants bleus sont aussi nombreux que ceux que l’on pouvait rencontrer en France il y a quarante ans. Sans parler des syndromes d’Eisenmenger (malformations congénitales), inopérables.
Evidemment, nous avons un devoir de vérité envers tous ces parents et c’est d’autant plus cruel que beaucoup viennent ici comme d’autres iraient à Lourdes, ayant parcouru parfois des centaines de kilomètres avec des enfants cyanosés, cachectiques. Pour eux, rien n’est impossible aux chirurgiens.»
Selon les cas, un traitement médical est prescrit, avec un nouveau rendez-vous fixé pour la mission suivante, la quatrième cette année, programmée pour le mois de novembre sous la direction du Dr Daniel Roux (CHU de Toulouse), déjà venu en juillet, avec une trentaine de patients opérés. Ou bien, on s’oriente vers une chirurgie palliative. Et bien sûr il y a tous les cas pour lesquels il faut renoncer. Chacune des options fait l’objet d’âpres discussions techniques entre le chirurgien et les cardiologues, où se joue le destin des petits consultants.
Beaucoup plus calmes que les petits Français.
Dès le lendemain de l’arrivée à Kaboul commencent les interventions, réalisées en alternance dans deux des quatre blocs de l’Imfe. Dès 8 h 30, une communication interauriculaire. Puis un canal artériel qui se passe si bien que le patient peut être extubé sur table. Une péridurale thoracique lui est posée. L’après-midi, nouvelle CIA.
En réanimation, les trois opérés vont aussi bien que possible, sous la surveillance d’Esther, Aude et Sylvie. «Ces patients sont beaucoup plus calmes que les petits Français, s’étonne l’infirmière. Des actes qui chez nous suscitent pas mal de plaintes, comme l’ablation d’un drain, s’effectuent ici dans une apparente sérénité.»
Ceci expliquant peut-être cela, les familles sont très présentes, qui peuvent accéder aux lits des opérés et aider aux soins. Des familles solidaires, aussi soucieuses, semble-t-il, du sort des autres patients que de celui de leur propre rejeton. C’est ainsi qu’Abdullah, 9 ans, orphelin de guerre, sera entouré par les parents de Shamila, sa voisine, 8 ans, née en état de choc, sous un bombardement.
Dans les deux blocs, en réveil comme en réa, le rythme est pris. Le lendemain, à nouveau, trois interventions sont réalisées, qui toutes se déroulent sans incident particulier, avec des suites aussi satisfaisantes que possible. Juste un moment d’intense émotion, le premier soir, quand l’électricité est coupée, interrompant le fonctionnement des respirateurs – mais l’instant d’après, les générateurs rétablissent la situation. Quelques soucis surviennent encore quand un patient se met à « chauffer », car les Afghans, enfants comme adultes, sont très souvent multirésistants, dans ce pays où les antibiotiques sont prescrits larga manu, parfois à l’insu même des médecins de l’Imfe. Mais le Dr Babatasi et ses équipes réalisent le sans-faute qu’ils se sont promis : le maximum d’interventions sans aucune perte, selon la formule du chirurgien caennais : « Il faut pas se louper. La seule limite à laquelle nous nous heurtions, note-t-il, c’est le nombre de lits en réa.» Dans ces conditions, le vendredi, jour de repos en pays musulman, est le bienvenu, c’est un répit pour les missionnaires de La Chaîne et surtout un jour pour désencombrer et libérer les lits.
Car, de l’autre côté des paravents qui compartimentent la salle de réa, les autres patients mettent à rude épreuve les équipes de permanents. Les interventions viscérales se poursuivent dans les deux autres blocs, avec les chirurgiens afghans et français, comme le Dr Thierry Basset. Et les urgences continuent d’affluer des divers établissements de Kaboul ou d’ailleurs, où l’on est à bout de ressources thérapeutiques. Les réanimateurs, dans ces conditions, sont à la peine. Les Drs Alexander Leis et Philippe Dessemme doivent remuer ciel et terre pour leurs patients en état critique, en butte tout à la fois aux limites de la pharmacie, au cadre protocolaire très contraignant instauré par des responsables administratifs ultra-vigilants et omniprésents, ne pouvant encore s’en remettre aux praticiens et aux infirmiers locaux, qui sont toujours en phase de formation. «Nous portons tout à deux et c’est usant», confie l’un des pédiatres réanimateurs.
« Qui sauve un enfant sauve le monde ».
Pour les missionnaires, la performance, plus courte en durée, n’est pas moins intense. Qu’ils soient en fin de carrière hospitalière, en pleine maturité professionnelle ou dans leur prime jeunesse, qu’ils invoquent des critères religieux ou humanistes, tous protestent qu’ils ne sauraient passer pour les sauveurs de la planète. Même si la devise de La Chaîne ( «Qui sauve un enfant sauve le monde») reflète une réalité vivante dans les esprits des uns et les autres. Pragmatique, Gérard Babatasi explique que «si nous étions mus par l’altruisme à l’état pur, nous ne pourrions tenir face à certains drames inévitables, comme quand on perd un enfant. Sans doute cherchons-nous aussi à vivre une aventure, qui nous change de nos univers quotidiens. De ce point de vue, c’est réussi, la pratique que j’ai à Kaboul avec les enfants a peu à voir avec celle des grands services de chirurgie français, où l’on opère de plus en plus les octos et où l’on doit faire face à la montée de la judiciarisation, sur fond de revendications corporatistes…»
«De ce point de vue, le retour en France n’est jamais facile. Quand on s’est battu ici et qu’on réintègre notre monde de gabegie médicale, note le Dr Her. «Ce que nous vivons en mission, c’est formidable, surenchérit le biomed Bernard Baugey ; l’équipe partage des moments fabuleux en faisant vivre au bout du monde un hôpital de science-fiction.»
Entre six et huit missions de chirurgie cardiaque devraient être programmées en 2007, sans parler des missions de chirurgie orthopédique. Les besoins en volontaires sont à l’avenant. Ainsi que les recherches de financements. Le prix de revient d’une intervention est compris entre 400 et 600 dollars, le plus souvent pris en charge par le Welfare. Le déficit pour l’exercice 2006 devrait atteindre 3 millions de dollars. «Il faut absolument réduire les coûts», insiste Eric Cheysson. Et augmenter les aides : La Chaîne a décidé de doubler se contribution pour les prises en charge de patients sans ressources, de 15 000 à 30 000 dollars mensuels. En attendant les nouveaux missionnaires.
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