E N ces premiers jours de mars, prémices d'un printemps annoncé, une nuée de jonquilles s'étagent sur les butes gazonnées entourant la cité. Avec ses espaces verts, ses façades récemment repeintes et restructurées, son petit marché autour duquel les femmes et les enfants s'affairent, le quartier des Tarterêts offre aux visiteurs un visage plutôt paisible.
Trompeuse impression. Planté sur une hauteur de Corbeil-Essonne (91), cerné par la Francilienne et la Nationale 7, cet ensemble de tours construites dans les années 1960-1970 vit replié sur lui-même, avec son cortège de problèmes sociaux : chômage, pauvreté, délinquance qui stigmatisent les politiques de la ville menées depuis une dizaine d'années.
Symbole de cet abandon, le centre commercial installé au cur de la cité a été déserté par tous ses commerçants et aligne ses rideaux de fer baissés et depuis longtemps tagués. Avec les services publics - écoles, Poste, bibliothèque -, les professionnels de santé libéraux sont les seuls à être encore restés dans le quartier. Mais pour combien de temps encore ?
A l'angle du bâtiment, le seul commerce encore ouvert, la pharmacie, est en dépôt de bilan depuis plus de deux ans. Faute de repreneur, le pharmacien actuel, Jean-François Palliser, exerce dans le cadre d'un plan de redressement et espère s'y tenir. « Ici, l'insécurité est davantage économique que physique. Si tous les commerçants sont partis, c'est parce qu'ils avaient de moins en moins de clients. Les agressions, les vols ont servi de prétexte pour un départ préparé depuis longtemps », explique-t-il. Pour une officine, les problèmes se posent dans les mêmes termes. Des charges importantes, une clientèle de plus en plus pauvre qui n'achète, en tiers payant, que des médicaments remboursés et pratiquement pas de parapharmacie. Résultat : des marges bénéficiaires très faibles et des problèmes de trésorerie quasiment insurmontables.
Jean-François Palliser n'a bénéficié d'aucune aide publique. Le quartier des Tarterêts n'est pas classé en zone franche et le bailleur qui gère les logements de la cité n'a pas voulu revoir son loyer à la baisse malgré l'état d'abandon de la zone commerciale. Une situation guère encourageante. « Si je mets la clé sous la porte, je ne serai pas remplacé. Ma licence repartira à la préfecture et celui qui la reprendra s'installera ailleurs », poursuit le pharmacien.
A quelques encablures de là, au rez-de-chaussé d'un des immeubles, l'unique cabinet médical du quartier regroupe quatre médecins généralistes et trois masseurs-kinésithérapeutes. Ici, pas de problèmes de trésorerie. Pour une population totale de 12 000 habitants, les médecins sont en sous-effectif et les patients se pressent dans la salle d'attente. Quand ils se sont installés dans ce cabinet de groupe, il y a près de vingt-six ans, ces quatre médecins avaient fait le choix de la médecine sociale dans un quartier populaire. Aujourd'hui, ils ne regrettent rien de leur engagement de l'époque, mais reconnaissent que les conditions d'exercice sont devenues, au fil du temps, plus difficiles et que la foi de certains d'entre eux s'est émoussée.
« La sociologie du quartier a beaucoup changé. Aux vieux Corbellois d'origine, s'est ajoutée dans un premier temps une population immigrée et de fonctionnaires de province. Aujourd'hui, la population est quasiment à 100 % d'origine immigrée et s'est considérablement paupérisée. Les trois quarts de notre activité relèvent de la couverture maladie universelle », constate l'un des associés, le Dr Ouri Chapiro.
Alarme et barreaux aux fenêtres
A cette paupérisation progressive, est venu s'ajouter le problème plus récent de la violence. Un phénomène qu'ils observent depuis cinq ans environ et qui a conduit à une nette dégradation du climat général dans la cité. Des actes d'incivilité plus que des agressions : ascenseurs et boîtes à lettres détériorées, voitures endommagées, insultes, menaces. Cette détérioration des relations sociales, Aimée, la secrétaire du cabinet médical, la subit de plein fouet. « Les gens sont de plus en plus agressifs et impatients. Ils ne supportent plus d'attendre, veulent passer avant tout le monde, ne supportent pas qu'on leur dise non », raconte-t-elle avec fatalisme.
Résignés, les médecins du cabinet ont dû installer des barreaux aux fenêtres et s'équiper d'une alarme, surtout depuis qu'ils se sont informatisés. Fatigués par une activité intense, ils ont décidé récemment de fermer le cabinet entre 12 h 30 et 14 h et n'assurent plus depuis longtemps les gardes de nuit et de week-end.
Il y a quelques années encore, SOS-Médecins se chargeait de prendre le relais. Face à une recrudescence d'agressions constatées depuis trois ans dans l'Essonne, les médecins qui y travaillent ont pris la décision de ne plus se rendre, la nuit, dans certains quartiers sensibles du département. C'est le cas de la cité de la Grande-Borne, à Grigny, de certains endroits de la cité des Pyramides, à Evry, et également des rues les plus chaudes des Tarterêts. « C'était pour nous une question de survie, justifie le gérant de SOS-Médecins, le Dr Philippe Paranque. A cause de cela, on ne trouvait plus d'associés. Pour sauvegarder la structure, on a accepté, malheureusement, que 0,1 % de la population ne soit plus couverte la nuit. »
Le SAMU aussi se fait caillasser
En cas d'urgence, la population du quartier en est réduite à appeler le 15. Si c'est une urgence vitale, le médecin régulateur envoie une ambulance du SAMU, bien qu'eux non plus, comme les pompiers ou les policiers, ne soient pas épargnés par les « caillassages ». Sinon, les habitants sont contraints de se rendre à l'hôpital par leurs propres moyens. « Une cliente a dû faire cinq kilomètres à pied en hiver avec un enfant dans les bras avec 40 ° de fièvre pour se rendre à l'hôpital de Corbeil. Même les taxis ne veulent plus venir dans la cité la nuit », raconte Jean-François Palliser. « Jusqu'au jour où il y aura un pépin, témoigne un médecin qui a exercé dans le département. Ces gens-là sont déjà exclus de tout, si en plus on les exclut des soins... »
« Qu'est ce que vous voulez, c'est déjà assez méritoire d'exercer aux Tarterêts, ce n'est pas à nous en plus d'assurer la permanence des soins. C'est un problème de santé publique dont doivent se charger les autorités », affirme de son côté le Dr Chapiro.
Lui et ses associés s'inquiètent pour l'avenir. Ils commencent à éprouver de sérieuses difficultés pour trouver des remplaçants quand ils partent en vacances. Alors, la perspective que l'un d'eux prenne sa retraite est devenue une vraie préoccupation. « Des soixante-huitards comme nous, qui sommes venus là par choix, il n'y en a plus, s'amuse le Dr Jacques Bonnin. Si on ne trouve pas de successeurs, ceux qui resteront ne pourront plus continuer à faire tourner le cabinet et à supporter les charges. »
Créer une maison médicale
La solution pourrait peut-être venir du projet conçu par les deux pharmaciens de la cité : regrouper au sein d'une maison médicale l'ensemble des professionnels de santé, à la périphérie de la cité, près de la Nationale 7. « Il n'est pas question d'abandonner notre clientèle, mais ce serait une façon de diminuer nos charges, de sécuriser notre exercice et de drainer une clientèle de passage, qui nous fait défaut actuellement », explique Jean-François Palliser.
La municipalité, gérée par Serge Dassault, a bien reçu le projet mais se refuse à financer la structure. Or, ni les pharmaciens ni les médecins ne peuvent ou ne veulent pas réaliser un tel investissement. Résultat : ce projet dort depuis trois ans dans les cartons. Il ne reste aux professionnels que la perspective du projet de ville, qui doit, sur dix ans, restructurer les quartiers en difficulté de Corbeil et d'Evry. « Mais on n'a jamais vraiment été associés », regrette le Dr Bonnin. « Ça commence pourtant à devenir urgent, ajoute Jean-François Palliser. Si on ne fait rien, les médecins et les pharmaciens partiront et on se retrouvera avec un quartier où il ne restera plus rien. »
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature