LE TEMPS DE LA MEDECINE
MICHELE CURUTCHET et Martine Laprévote, toutes deux infirmières, ont connu les temps héroïques : quand s'est ouvert ici, en 1988, dans le cadre du service de médecine interne du Pr Herson, le premier centre de dépistage anonyme et gratuit de Paris (premier ex aequo avec celui de Lariboisière). « A l'époque, se souviennent-elles, la fréquentation dépassait les 12 000 patients par an. Aujourd'hui, ils ne sont qu'environ 4 000. Certainement, s'accordent-elles à remarquer, c'est la banalisation du sida et le relâchement général qui expliquent cette érosion régulière et massive. »
Prise de risque catastrophique.
Directrice du Cdag depuis sa création, le Dr Anne Simon partage leur avis. Et elle s'en émeut : « Sur le plan de la prise de risque, c'est la catastrophe ! C'est flagrant pour les personnes exposées que sont les homosexuels, dont les conduites s'exonèrent de plus en plus des précautions. Mais, en fait, tout le monde est à risque et tout le monde a tendance à renoncer à se protéger, comme à s'enquérir de sa sérologie. Ça fait partie du même mouvement général. »
Pour autant, nos deux infirmières « historiques » du Cdag de la Pitié le constatent, « à chaque annonce de résultat positif,la peur n'a rien perdu de sa prégnance. Les genspaniquent comme aux premières années de l'épidémie, quand on était démuni de toute réponse thérapeutique. De la même manière qu'en ces temps héroïques il faut appeler à la rescousse le psychologue du service et proposer tout de suite un quart de Lexomil ».
Le Dr Tomoli Enomoto, l'une des PH attachées au Cdag depuis plusieurs mois, le confirme. Elle voit les patients pour un premier entretien quand ils viennent faire un prélèvement et elle les reçoit à nouveau une semaine plus tard, pour leur communiquer le résultat. « Quand c'est négatif, les jeunes me sautent au cou, ils me disent que je viens de leur faire leur plus beau cadeau de Noël, sourit-elle. Mais, quand c'est positif, ils réagissent sur un registre catastrophiste : le plus souvent, ils disent qu'ils sont fichus. Je leur explique qu'on ne va pas les abandonner et je leur propose un suivi au sein du service. Et un soutien psychologique immédiat, s'ils le désirent. Un soutien qu'ils acceptent le plus souvent. »
Psychologue clinicien et psychanalyste attaché au service depuis 1996, Jean-François Souchon note que « la représentation du diagnostic sur le mode "Voilà, je suis séropositif, je vais mourir demain", perdure. C'est évidemment paradoxal, puisque, simultanément, nous assistons à un relâchement dans les précautions qui est la conséquence directe de l'information sur les trithérapies et leurs performances. Il aura fallu deux ans aux homos pour comprendre que la maladie n'était plus mortelle et modifier leur comportement. Mais la réaction à l'annonce de la sérologie positive reste toujours vécue sur le même mode dramatique ».
Trois catégories de patients.
Ces stéréotypes ont la vie dure, pour tous les patients, à quelque catégorie qu'ils appartiennent. Trois regroupements sont constatés.
Le premier, remarquent médecins et infirmières, émerge depuis quelques années : les jeunes couples qui se sont formés récemment et qui veulent enlever le préservatif. Prudents et soucieux de leur avenir, ils viennent valider l'impression qu'ils ont de ne pas être contaminés.
Ensuite vient la catégorie des homosexuels à partenaires multiples, eux aussi appartenant aux tranches d'âge jeunes ou relativement jeunes.
Troisième catégorie, enfin : les Africains, hommes et femmes, « la plupart probablement contaminés dans leur pays d'origine », estime le Dr Simon. A eux seuls, ils représentent, de l'avis des équipes du Cdag, la majorité des cas de sérologie positive, loin devant le deuxième groupe de contaminés, les personnes à mi-vie, veufs ou séparés, en proie à la solitude et à la dépression, et qui, après une abstinence plus ou moins longue, s'adonnent à des pratiques non protégées.
Pour les populations africaines, l'Institut de veille sanitaire (InVS) fait remonter aux années 1998-2001 l'émergence de cette forte proportion de positifs, en particulier chez des femmes contaminées lors de pratiques hétérosexuelles (« le Quotidien » du 23 octobre 2002).
Qu'un positif sur deux appartienne à cette catégorie ressort d'observations subjectives et empiriques, telles que les rapportent les personnels médicaux et soignants. Mais, en l'absence de validation épidémiologique précise, le phénomène n'en semble pas moins massif, selon eux, et il connaît depuis quelques années une progression spectaculaire. « La plupart arrivent à Paris, alors qu'ils se savent contaminés, assure Jean-François Souchon. Avec ou sans titre de séjour, ils savent que, dans un service comme le nôtre, ils vont obtenir le droit de résider en France et qu'ils bénéficieront de traitements qui restent inabordables dans leur pays. De surcroît, ici, ils ne seront pas stigmatisés comme si souvent en Afrique où, dès l'apparition des premiers signes d'amaigrissement, ils deviennent des parias, y compris dans leur propre famille. »
« Aussi longtemps que les aides fournies par les pays développés aux systèmes de santé du continent noir ne garantiront pas un accès aux soins à la hauteur de l'épidémie, la filière française restera la seule chance de salut, poursuit le psychologue clinicien, qui pose la question : « N'est-il pas plus efficace de prendre en charge ces patients ici, au sein de nos structures hospitalières, plutôt que de fournir des millions à des dictatures sans réelle garantie qu'ils serviront à lutter contre le sida ? »
Les Cdag, et, au-delà, les filières hospitalières spécialisées, seraient-elles en passe de suppléer les carences de la coopération inter-Etats en matière de santé publique ?
Au Cdag de la Pitié, les praticiens répondent à cette question par l'affirmative, tout en notant l'embarras des responsables à aborder publiquement le sujet. « Comme si, note une infirmière, on craignait, en en parlant ouvertement, de donner le sujet en pâture à des hommes politiques mal intentionnés. »
En attendant, si les dix années écoulées ont été celles de l'érosion dans la fréquentation des Cdag, les dix années qui viennent pourraient bien être marquées par l'explosion des chiffres. Au risque que les structures, avec leurs moyens actuels, n'y résistent pas.
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