DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
LONDRES coule un été paisible, deux ans après les attentats meurtriers dans le métro, et trois semaines après la découverte de voitures piégées.
Les touristes se pressent à London Bridge, les hommes cravatés s'affairent à la City. London Eye, la grande roue, veille sur la ville. Les caméras aussi.
S'il n'y avait ces piqûres de rappel dans les transports, où des messages appellent à une constante vigilance, on en oublierait la menace terroriste. Fidèles à leur légendaire flegme, les habitants font preuve d'un détachement surprenant. «La vie continue», se justifient-ils.
Certains commerçants, néanmoins, affichent une mine soucieuse. Comme cette libraire spécialisée dans les ouvrages arabes, à Bayswater, et qui voit parfois débarquer des islamiques au ton menaçant. «Ils nous reprochent de diffuser de la musique et de vendre des livres contraires à l'islam», témoigne la commerçante, qui, par crainte d'une bombe dans sa vitrine, s'assure contre le terrorisme depuis deux ans.
Autre librairie, autre ambiance. Abdullah veille sur les livres de la mosquée de Saint John's Wood, la plus grande de la capitale. Dans une heure, la grande prière. Abdullah gamberge lui aussi : «Ces médecins terroristes n'ont rien à voir avec l'islam, soupire le vieil Egyptien . S'ils avaient réussi leur coup, ça aurait été un gros problème pour tous les musulmans du pays.On a été soulagé d'apprendre qu'ils viennent de l'étranger.» Assez vite, il évoque les guerres en Irak et en Afghanistan, et le rôle des puissances occidentales. «Nous sommes tués tous les jours et nous passons pour des terroristes. Ce n'est pas juste», se lamente Abdullah. L'anoblissement de Salman Rushdie par la Reine a accentué le malaise chez ce religieux, à l'image, peut-être, de ce que ressent la communauté musulmane britannique.
Le monde de la santé, lui, est encore sonné par la récente actualité. Que plusieurs de leurs confrères aient comploté pour tuer dépasse complètement les médecins du NHS. Au dispensaire français de Londres, le Dr Olivier Reymond, pourtant, n'est pas étonné. «Ceux qui pondent des attentats sont plutôt des intellectuels. La médecine a toujours eu une partie noire, n'oublions pas Mengele», observe ce généraliste.
Multiculturalisme.
Dans la salle d'attente, une patiente assure que son regard sur les médecins ne changera pas. «Ici, on ne choisit pas son généraliste, et c'est très multiracial, mais ça ne pose aucun problème.»«Il ne faut stigmatiser personne», insiste sa voisine.
Malgré tout, les médecins étrangers travaillant au NHS sont anxieux. Surtout ceux en attente d'un permis de travail, le sésame pour s'installer. Gordon Brown a annoncé que leur sélection allait se durcir (voir encadré). Pas un service hospitalier, pourtant, ne tourne sans ces recrues étrangères. «Nous sommes la colonne vertébrale du NHS depuis 50ans», assure le Dr Ramesh Mehta, qui préside l'association des médecins britanniques d'origine indienne (ils sont 30 000).
Le Dr Mehta dirige le département pédiatrique de l'hôpital de Bedford, à une heure de Londres. Une unité à l'image du multiculturalisme britannique : sur un total de 20 pédiatres, 18 sont étrangers. Treize d'entre eux, en cours de spécialisation, ignorent s'ils pourront rester, une fois diplômés. Dans un bureau, un échange s'improvise avec quelques-uns, à condition de modifier leur prénom. Il y a là Farid, de Tanzanie : «Comment un médecin peut-il à la fois sauver des vies et tuer? Partager ces deux sentiments, je ne peux le comprendre.» Leo, d'Asie : «Un médecin est une personne comme une autre, ce n'est pas Dieu.» Bilal, du Pakistan : «Un climat de suspicion risque de s'installer vis-à-vis des médecins étrangers. Si le NHS ne m'autorise pas à rester, je devrais vendre ma maison, ma voiture. Retirer mes enfants de l'école, et repartir avec eux au Pakistan, ou alors tenter ma chance dans un pays anglophone comme l'Australie.»
«Le climat est lourd depuis les attentats, glisse leur chef de service, le Dr Ramesh Mehta. Ce serait injuste que le recrutement des médecins étrangers se durcisse car nous ne sommes pas responsables.»
Preuve que le sujet est sensible, aucune instance officielle n'a souhaité répondre au « Quotidien ». Ni le General Medical Council (GMC), équivalent de l'Ordre des médecins en charge de la sélection des médecins étrangers, ni la BMA, l'influente association médicale britannique. Porte close également au Health Department, le ministère de la Santé.
Le Dr Eric Chemla, chirurgien au Saint Georges Hospital, à Londres, a son explication : «Les autorités sont terrorisées par le moindre incident depuis l'affaire de ce médecin qui a euthanasié abusivement des dizaines de patients.» Ce Français, qui a rejoint le NHS depuis quelques années, doute que la Grande-Bretagne ait emprunté le meilleur des chemins. «Le pays est malade du politiquement correct, estime le Dr Chemla . La loi française sur la laïcité a été très critiquée ici, mais le débat a quand même été lancé ces derniers mois après qu'une femme a été suspendue de la British Airways car elle portait une croix. Cela a fait un tollé général.»
Un autre chirurgien, libanais d'origine, rêve d'une laïcité à la française. «Un de mes internes fait un break chaque jour à 11heures pour prier, même quand il est au bloc. Sa barbe n'est pas très propre, raconte le Pr Nadey Hakim . Cela me gêne, mais je ne peux rien dire. Un professeur sikh opère avec son turban. Les infirmières gardent leur voile, les juifs, leur kippa. L'absence d'exhibitionnisme, en France, me semble préférable.»
Le Dr Chemla, lui, refuse qu'un confrère s'absente durant une opération pour aller prier. «Ça, c'est non.» Mais il se dit désolé pour «tous les étudiants étrangers méritants qui vont pâtir des attentats». L'embarras n'est pas loin : «Bien sûr qu'on ne va pas suspecter tout le monde, mais on se demande comment on va regarder nos confrères étrangers maintenant. Ils sont terrorisés et se sentent coupables.» A l'écouter, on se dit qu'il faudra un certain temps avant que le climat ne retrouve un cours normal au sein du NHS.
Les règles du recrutement se durcissent
Le Royaume-Uni, durant des décennies, n'a pas assez formé de médecins. Sous Tony Blair, le pays a largement recruté à l'étranger pour remettre à niveau le National Health System (NHS). Les médecins étrangers représentent le tiers des effectifs aujourd'hui.
Mais, depuis mars 2006, ne vient plus qui veut : un permis de travail est obligatoire. Chaque candidat fait l'objet d'une enquête criminelle et doit passer un test de langue et de compétences, y compris les médecins étrangers qui travaillent déjà au NHS, et qui sont en cours de spécialisation. Scandalisée, l'association des médecins britanniques d'origine indienne a saisi la justice pour abolir cette nouvelle loi : procès perdu, l'appel est en cours.
Interpol, après les attentats manqués de Londres et Glasgow, a reproché à la Grande-Bretagne la porosité de ses frontières. Gordon Brown, qui entend durcir le recrutement des médecins étrangers, a chargé une mission d'établir de nouvelles règles. Ce débat surgit au moment même où les étudiants britanniques formés par le NHS s'inquiètent de ne pas trouver de postes au terme de leur cursus. «Créer des postes pour les Anglais suppose de faire partir des médecins étrangers, alors qu'ils aident au fonctionnement du NHS depuis les années 1960: c'est une situation folle», résume Tony Hockley, chercheur outre-Manche.
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