A dix minutes à pied de la porte d'Orléans, à Paris, le CHUS de Montrouge, ancien orphelinat, ancienne école, ancien relais de l'Armée de Salut et, depuis avril 1998, CHUS géré par le SAMU social. Derrière la haute façade grise sinistre, Pierre, ancien des Beaux-Arts, dirige la manuvre des 40 animateurs et agents qui se relayent, une quinzaine d'entre eux faisant la nuit.
Malgré les peintures craquelées et les aménagements hors d'âge, les pensionnaires disent préférer Montrouge à Nanterre, qui vient pourtant d'être rénové. Sans doute, est-ce affaire d'ambiance. Ici l'accueil est plutôt bon enfant, « on préfère l'incitation à l'obligation », explique Pierre, même si le temps de dérives un peu laxistes et accidentogènes est révolu. Pour être admis, il faut figurer sur l'une des deux listes du jour, celle dressée par le régulateur du 115, qui vérifie les antécédents du demandeur (signalement d'incidents éventuels ici, ou dans un autre centre), ou celle réservée aux 9 camions qui quadrillent Paris toutes les nuits, de 21 h 30 à 4 heures et chargent les plus cassés de Paris by night.
Tous les pensionnaires sont remis à la rue au plus tard à midi. « C'est moins évident de leur dire au revoir au départ que bonjour à l'arrivée, si on y parvient, alors on a réussi quelque chose », note une animatrice.
Avant de retrouver la rue, ils ont encore la possibilité de rencontrer une des conseillères sociales, pour les dépanner dans leurs démarches, et aussi de consulter. Le Dr Jean Jolain, ancien de MSF et généraliste à la retraite, est l'un des dix vacataires du SAMU social qui les reçoivent dans le bureau-infirmerie du rez-de-chaussée.
« C'est de la médecine générale classique, lance tout d'abord ce septuagénaire à la silhouette dégingandée restée juvénile, le visage paré d'une imposante barbe blanche qui lui donne un look moitié prophète, moitié anar. Enormément de dermato, des mycoses, des gales chroniques, des pieds et des mains très abîmés, brûlés à force de séjour sur des bouches d'air chaud. »
« C'est vrai, admet-il, ça change de la bobologie de quartier. Ici, les gens ne viennent pas pour un arrêt de travail ni pour une ordonnance. Les médicaments, on les leur remet en urgence. En faisant attention pour tous les produits psychotropes. Il faut en distribuer le plus parcimonieusement possible, compte tenu du nombre de toxicos et des trafics en tous genres dans la maison. »
Sur la dizaine de patients examinés tous les matins, tous ne se présentent pas spontanément ; il faut les repérer, puis les démarcher. « Certains devraient être hospitalisés, comme ces VIH terminaux qui se baladent toute la journée dehors et qui sont hébergés ici pour une nuit de temps à autre, raconte le Dr Jolain . Mais l'AP-HP est sans complexe. Depuis qu'existe le SAMU social, les hôpitaux n'éprouvent aucun scrupule à les remettre à la rue. »
La défausse, espère le Dr Jolain, n'est peut-être pas encore systématique et dans les villes, il y aura toujours des médecins qui soigneront sans leur demander d'argent, ceux qu'on appelait autrefois les indigents.
« Les gens, observe-t-il, s'organisent comme ils peuvent et dans l'ensemble, ils se font plutôt bien suivre. Il n'est pas rare qu'ils voient un médecin tous les deux ou trois jours, qu'ils passent trois ou quatre scanners par mois, en général les mêmes, puisqu'il n'y a pas de dossier, et qu'ils changent continuellement de centres. »
Du coup, on voit apparaître une nouvelle catégorie de SDF : le septuagénaire sans abri, voire l'octogénaire des rues de Paris.
Autre catégorie émergente, celle des réfugiés débarqués en France avec une pathologie qui ne peut pas être traitée chez eux. Des filières de clandestins non expulsables prospèrent sur ce « créneau ».
Parfois, il y a des dérapages, comme ce matin, avec un Russe en dialyse qui a voulu tout casser dans le cabinet parce qu'on ne pouvait pas lui trouver un logement. La violence colle aux lieux. Pas une semaine sans que les policiers ne soient appelés à la rescousse. Il y a de la casse sans arrêt.
L'impossible suivi
Autre consultante maison, le Dr Cécile Gutemberg, gynécologue libérale, qui fait deux vacations hebdomadaires au titre de l'Association pour la défense la santé des femmes (ADSF). « Les MST sont nombreuses et on essaie de distribuer des préservatifs, qui sont trop chers pour les gens à la rue, raconte-t-elle. Il y les cas assez fréquents de femmes enceintes. Régulièrement, certaines vont accoucher sans avoir rencontré aucun médecin pendant leur grossesse. Mais le gros problème, avec ces populations, c'est d'assurer un suivi. Le brassage s'effectue dans des structures disséminées et les demandes sont peu nombreuses, médicalement floues. Les gens sont déstructurés. Ici, on aurait grand besoin d'un psychiatre. »
Grands absents aussi, les dentistes. Bien qu'à Saint-Michel, le siège du SAMU social, des équipements de dentisterie soient en place, ils sont inemployés. Aucun praticien n'accepte d'y opérer. Il faut adresser les urgences à la consultation stomatologique de La Pitié.
Il faudrait aussi une infirmière présente la nuit, pour l'accueil, dit Pierre. A défaut, les animateurs font appel à celles qui sont embarquées dans chaque camion de maraude, lorsqu'ils déposent des pensionnaires.
« Médecins des pauvres, pauvre médecin », note l'ethnologue et psychanalyste Patrick de Clerk. « C'est-à-dire pauvre type », ajoute dans son dernier livre, « Out », Xavier Emmanuelli, qui ajoute : « Il y a pourtant bien plus de défis sanitaires à relever chez les populations éprouvées qu'au sein des fameuses CSP +. »
Jean Jolain, lui, est plus lapidaire : « Pour gérer les gens dans la merde, il faut aller dans la merde et on ne peut pas y aller dans de bonnes conditions. Si le SAMU social marchait bien, ce ne serait plus le SAMU social, lâche-t-il crûment, à la manière sombre d'un Dr Destouches (passé à la postérité sous le nom de Louis-Ferdinand Céline). On n'est pas des mère Teresa, ni des boy-scouts, on ne fait pas carrière, on est médecin. Mais notre médecine, vous en avez vite épuisé le charme. »
Longue vie au SAMU social ? « Mieux vaudrait qu'il n'existe plus, répond-t-il. Mais tant que durera la misère, c'est le genre de truc qu'aucun gouvernement ne pourra faire disparaître. »
Trois niveaux pour l'« urgence hivernale »
Ancienne directrice du SAMU social, la secrétaire d'Etat à la Lutte contre la précarité et l'exclusion, Dominique Versini, a présenté les trois niveaux d'un plan d'urgence destiné à prévenir une catastrophe qui rééditerait celle de la canicule de l'été, version hivernale. Depuis le 1er novembre et jusqu'au 31 mars, nous sommes en niveau 1, « vigilance et mobilisation », ce qui se traduit par un renforcement des capacités d'hébergement (+ 3 000 places) ; le niveau 2 sera déclenché par les préfets en cas de températures négatives le jour et comprises entre - 5 et - 10 degrés la nuit. Des températures négatives le jour et inférieures à moins 10 la nuit entraîneront la mise en place du niveau 3, baptisé « Froid extrême » et entraînant notamment l'identification des sites susceptibles d'abriter le plus grand nombre de personnes.
Au total, hors plan d'urgence, la France disposerait de 87 000 places d'accueil, dont 5 000 nouvelles places créées cette année.
Concernant le numéro d'appel gratuit du SAMU social, le 115, mis à la disposition des personnes ou des familles en difficulté en quête d'un centre d'hébergement, Dominique Versini a décidé d'augmenter de 24 à 36 le nombre des postes d'écoute, assurant qu'elle allait « faire en sorte que le 115 décroche ». On ne saurait mieux dire que tel n'est pas actuellement le cas.
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