AU BOUT DU FIL, Pauline F., 23 ans, qui appelle depuis sa chambre d'hôtel. Une chambre qu'elle va devoir quitter cet après-midi. Depuis son box de la régulation du Samu social, Stéphanie, 25 ans, une formation de psychologue et de criminologie, spécialisée dans l'errance, permanencière depuis deux mois, évalue sa situation et tente de l'orienter, conformément aux trois priorités qui lui sont contractuellement dévolues. Pour chacun des 50 intervenants (47 pendant l'hiver, 35 hors saison) qui se relaient sur la longue plate-forme aménagée dans un bâtiment tout neuf, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), il s'agit d'être, selon la formule des annonces de recrutement, «un facilitateur de solutions». Pour Pauline F., sous tutelle, mariée et un enfant dont la garde lui a été retirée, « en rupture d'hébergement », il faut trouver une chambre pour cette nuit.
«Votre mari est près de vous?», interroge Stéphanie. Pauline acquiesce et le lui passe. Sur son écran, grâce au logiciel Aloha 4D (qui gère une base de données de 300 000 personnes sans domicile, constituée depuis dix ans, à raison de 30 000 par an), la permanencière accède aux informations médicales et sociales concernant ce Tunisien de 28 ans ; elle peut s'enquérir avec précision de son état de santé, de ses démarches administratives.
Le temps de consulter la coordinatrice sur les disponibilités, ce soir, pour un hébergement en couple, Stéphanie met la communication en attente. Mais aucune place n'est libre, il lui faut proposer des lits séparés, en banlieue nord pour l'un, en banlieue est pour l'autre. «Mon mari ne veut pas, répond Pauline après un bref échange. Il va vous rappeler.»
Pour M. L., la cinquantaine, qui a dormi dehors la nuit dernière, pas de place non plus cette nuit. Matthieu, 29 ans, psychologue de formation, au 115 depuis un an et demi, explique que, à 2 heures du matin, l'heure où il quitte son travail, tous les centres sont fermés. Cette nuit, comme la nuit dernière.
Stéphanie est maintenant en ligne avec une assistante sociale qui appelle pour Philippe M., un quadragénaire au RMI, toxicomane, très désorienté, rapporte-t-elle. «Ça fait deux ans que vous ne nous aviez pas appelés», lance Stéphanie à Philippe, tout surpris d'avoir laissé un souvenir si précis à son interlocutrice. La conversation roule sur ses nouveaux déboires conjugaux, leurs suites judiciaires. Philippe a été contraint de quitter son appartement et vit depuis quelques jours chez des amis. Dans l'immédiat, il demande une prise en charge au sein d'une structure spécialisée en toxicomanie et voudrait être admis au centre Charonne, qu'il a déjà fréquenté. Mais, là aussi, la réponse va être négative, l'établissement spécialisé en ambulatoire est saturé.
«Evidemment, commente Thomas Marie, le responsable du 115, lui aussi psychologue de formation, notre outil dépend des moyens qui lui sont donnés.» Autrement dit, les DNP (demandes non pourvues) ne sont évidemment pas fonction de la diligence et de l'efficacité du 115 et de ses équipes. Hier, sur les 1 082 appels réceptionnés, 77 DNP ont été comptabilisées par Aloha. Des demandes de logement d'urgence pour la plupart. Quand elles peuvent être traitées rapidement (trois ou quatre minutes en moyenne), elles sont gérées par la « front-line ». De l'urgence en mode urgent. Dès qu'elles correspondent à des problèmes plus complexes (appels de personnes fragiles – jeunes, femmes, personnes âgées –, de couples, ou appels d'une personne inconnue dite 1er Samu), c'est la « back-line » qui prend le relais, avec des entretiens plus développés, de 15 à 20 minutes.
Recoller les histoires.
«Nous ne sommes pas là pour inscrire durablement les gens dans l'urgence», souligne Thomas Marie. Mais la réalité de la rue est obstinée. Nathalie, au 115 depuis huit ans, vient d'avoir M. D., 50 ans, diabétique. Elle échange des nouvelles avec Fanny, une autre permanencière. Car tout le monde, sur la plate-forme, connaît bien M. D., suivi depuis si longtemps, que l'on réinscrit tous les jours dans le même Chus (centre d'hébergement d'urgence sociale), fermé durant la journée. «Il faut lui envoyer le bus tous les soirs pour le ramener au centre, explique Nathalie. Et aujourd'hui, M.D. n'a pas le moral, il en a marre de son traitement. Nous ne sommes pas SOS Amitié, ce n'est pas notre rôle, nous ne voulons pas nous substituer aux associations sociales de terrain, mais nous essayons de créer et d'entretenir du lien avec les personnes en détresse.»«Recoller les histoires, comme dit un permanencier. Cela demande beaucoup d'énergie quand on veut le faire bien, même sans rester en ligne très longtemps.»
Certes, la mission de veille sociale charrie son lot de statistiques et de mesures très techniques. Chaque jour, avant midi, la fiche préfecture doit être éditée pour être transmise au ministère, à la Ddass, à l'Hôtel-de-Ville, à tous les acteurs de la gestion de la précarité.
Le 115 mouline également une énorme quantité d'indicateurs hebdomadaires, mensuels, trimestriels, pour décortiquer tous les paramètres de l'exclusion, éclairer et apprécier les politiques mises en oeuvre par les gouvernements. Courbes et graphiques sont produits à jet continu sous le contrôle d'un statisticien maison. Mais tout le 115 ne saurait se résumer à cela.
« L'assistance sociale se fout de moi ! »
Au téléphone, Agué K., Togolais de 31 ans, dont la famille est restée au pays, appelle depuis la PSA (permanence sociale d'accueil) Mazas. «Je n'ai pas mangé depuis trois jours, la CAF me donne rendez-vous dans deux semaines, l'assistante sociale se fout de moi!», s'emporte-t-il. «Je comprends que vous soyez en colère, M.K., répond Cécile, permanencière depuis près d'un an. Vous êtes fatigué par tout ça. Il faut vous poser tranquillement, je m'occupe de vous.» La jeune femme prend des nouvelles de la santé de M. K. A-t-il eu les résultats des examens pour lesquels il a été adressé à Lariboisière ? Puis elle appelle Mme A., l'assistante sociale, qui vient de le recevoir.
En effet, celle-ci lui a fixé un rendez-vous assez éloigné, mais n'a pas le choix. Cécile tempère à nouveau l'impatience de son correspondant et elle repart à la recherche d'une solution.
Elle compose le numéro du centre d'écoute et de soins que MSF vient d'ouvrir dans le 10e arrondissement, elle insiste : «M.K. traverse une situation de révolte, il est en plein choc culturel et il nécessite un suivi psychologique et médical.»
Son forcing est payant, elle décroche un rendez-vous pour demain après-midi. M. K. prend note soigneusement de l'adresse. Sa voix est à présent rassérénée. Il semble « posé ». «Je vous souhaite plein de courage», conclut la permanencière.
« Nous ne crions pas victoire, mais... »
Près de 2,6 millions d'appels ont été reçus en 2005 par le 115 de Paris*. Et, en 2006, on n'en a comptabilisé que 1 519 817. Un million en moins ! L'explication n'est pas liée à un moindre usage de la régulation du Samu social, mais au fait que le nombre des réitérations, pour cause de saturation, est en spectaculaire régression. La preuve : en 2005, le nombre des appels pris (292 000) a été légèrement inférieur à celui de 2006 (304 911). « Une révolution!», s'écrie le responsable du service, Thomas Marie. C'est au logiciel CCS de supervision des appels qui équipe l'autocommutateur Alcatel PABX qu'on la doit. Grâce à lui, on est passé d'une logique de pénurie qui faisait crier les usagers au scandale à une logique de confort. La répartition des permanenciers a aussi été revue, selon les deux pics quotidiens (6 heures-9 heures et 18 h 30-20 h 30). Le pic du soir a même pu être abrégé de deux heures, car les appels sont traités deux fois plus vite qu'auparavant. «Et si l'on prend les statistiques de la journée d'hier, poursuit le responsable, on atteint une proportion de 65% des appels pris en moins de deux sonneries.»
Mais le Samu social se garde de crier victoire, poursuivant l'effort, avec l'objectif de ramener cette année sous la barre du million le nombre des appels reçus annuellement. Soit 500 000 appels non pris en moins.
Ces nouvelles données devraient être rendues publiques prochainement, avec le bilan qui sera tiré de la saison hivernale. Un bilan ultra-documenté, car les hyperurgentistes du 115 sont passés maître en l'art de produire des statistiques, grâce aux moyens informatiques qui récapitulent tous les paramètres de leur activité.
S'ils se défendent de confondre leur mission avec un accompagnement du type SOS Amitié, se concentrant sur l'interface qu'ils opèrent entre les différents acteurs, ils n'en assurent pas moins une réelle mission d'écoute, parfois dans des conditions très tendues. «Il est arrivé, raconte Thomas Marie, que des personnes désespérées et au bord du passage à l'acte nous appellent depuis des cabines publiques. Si la personne peut le supporter, on transfère la communication sur la back-line et la conversation se poursuit. Sinon, une fois l'emplacement de la cabine repéré, nous alertons le 15 et, le temps qu'une équipe intervienne sur place, nous maintenons le lien avec l'appelant.» Hors cahier des charges officiel, ce n'est pas la moindre des missions du 115.
* Les 115 sont gérés par chaque département.
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