Le temps de la médecine
Cours de maths en CE1, ce vendredi après-midi. Aujourd'hui, entre autres exercices, il faut classer des nombres, décomposer des multiplications en une série d'additions de dizaines et d'unités. Les 22 élèves de la classe de Mme R. sont penchés sur leur livre d'exercices. Silence studieux.
Au premier rang, à droite, Arnaud s'applique sur son plan de travail, semblable à celui de ses camarades, à ceci près que son pupitre a été découpé de manière à ce qu'il puisse y appuyer plus aisément les avant-bras. Il tient son stylo-feutre entre l'index et le médium et trace ses chiffres lentement, d'une écriture fine et régulière, presque calligraphiée. Quand c'est fini, il fait signe à Franck, qui écarte son bureau.
Franck, gaillard de 22 ans qui se tient un peu en retrait, est l'auxiliaire pédagogique qui l'escorte toute la journée à l'école. Arnaud actionne aussitôt la télécommande de son fauteuil. Elle a été modifiée il y a quelques jours et l'accoudoir a été changé, de manière qu'il exerce davantage sa main gauche. Le fauteuil manuvre impeccablement en direction du bureau de la maîtresse, avec un léger bruissement électrique. Comme les autres élèves, Arnaud vient soumettre sa copie à l'institutrice, qui coche chaque résultat et lui décerne un satisfecit sans surprise.
« Arnaud, dit le directeur de cet établissement public du 7e arrondissement de Paris, est l'un de nos meilleurs éléments. Il est inscrit ici pour la deuxième année. Ses résultats à la maternelle ont largement plaidé en faveur de son admission qui, pourtant, n'a pas été une simple formalité. »
Ne pas ghettoïser
« Pour nous, explique Christine, sa maman, il était impératif qu'Arnaud puisse faire un parcours scolaire comme ses quatre frères et surs aînés, dans les écoles du quartier. » Pas question pour la famille de l'envoyer dans un établissement spécialisé pour handicapés à l'autre bout de la capitale et de le laisser se « ghettoïser ». Car, comme le lui lance sa mère, « il faut privilégier ton cerveau, pas tes muscles ! »
Le visage allongé aux traits fins, coiffé de cheveux blonds ondulés, Arnaud fixe son interlocuteur de son regard clair et pénétrant aux sourcils étonnés, avec ses lunettes qui lui donnent un faux air de Harry Potter. A 7 ans, il est parmi les plus jeunes de sa classe et parmi les meilleurs. Parfaitement inséré, jusques et y compris dans des activités où on ne l'attend pas : à la récré, quand il y a des courses avec des tours de préau, il en est, lâchant toute la puissance du petit moteur de son fauteuil. Même pour chat perché, il est de la partie. En cours de gym, « pour les matchs de hockey, c'est lui l'arbitre », raconte Franck, franchement épaté par celui qu'il considère désormais « pas comme un handicapé, mais comme un copain ». Comme en athlétisme ou en endurance, où il juge les figures de ses camarades.
Et ses camarades le perçoivent comme l'un des leurs. Ce qui ne les empêche pas, l'air de rien, d'être attentifs. « Avant que Franck ne nous rejoigne, a remarqué l'institutrice, il y en avait toujours un, à tour de rôle, pour s'assurer discrètement que rien ne lui manquait, qu'il avait bien son cahier, ses crayons. » D'ailleurs, quand le nouvel auxiliaire est arrivé, le mois dernier, ce sont les élèves qui lui ont expliqué comment sont rangées ses affaires. Et comment régler un certain nombre de points qui ne s'improvisent pas : serrer la sangle abdominale qui le maintient adossé dans son fauteuil (pas trop fort, mais pas trop lâche, sinon il glisse dans son fauteuil), régler la mentonnière au bon cran pour l'aider à tenir la tête quand c'est utile.
Franck est aussi là pour l'aider dans mille détails : ouvrir un stylo, écrire sur l'ardoise, tenir un compas, découper, coller, parfois lever la main. « Le bon compromis ne va pas de soi : il faut surveiller sans focaliser, intervenir à la demande, mais parfois prévenir celle-ci, parfois encore ne pas y répondre. Bref, trouver la bonne distance. Ne pas materner, et surtout ne pas se substituer à l'enseignante. »
L'auxiliaire a la vocation, il se destine au métier d'éducateur spécialisé et il sait faire, de l'avis de Mme R., qui souligne combien ce rôle, avec une présence en permanence dans sa classe, nécessite de doigté, ni trop interventionniste ni trop laxiste.
A partir de là, la maîtresse, qui avait donné son accord pour prendre Arnaud dans sa classe, est formelle :
« Pour moi, c'est un élève que je traite comme n'importe lequel, pas un handicapé. D'ailleurs, il a fait évoluer le regard des enfants comme de leurs parents. Maintenant, pour tout le monde, il est Arnaud, avec son caractère, ses qualités, ses petits défauts aussi, pas un enfant dans son fauteuil roulant. »De petits défauts ?
« Bien sûr, il est comme tout enfant qui essaye de profiter un peu de la situation, constate sa maîtresse.
Mais il capte au quart de tour et sait s'en tenir aux limites bien posées. »Quand sonne la fin du cour de maths, il est temps. Arnaud est fatigable ; à la différence de ses petits camarades, il n'a pas la ressource de se défouler physiquement, ce qui ne l'empêche pas de jouer les boute-en-train, de s'exclamer quand il décroche un bon résultat :
« Je suis Zorro, je suis superman ! »,s'attirant en écho les rires complices de ses camarades de classe.
Arnaud n'engendre pas la mélancolie. Il ne se plaint pas de son sort et, comme dit Franck,
« il compense tout le temps par son humour ».N'a-t-il pas placardé sur la porte de sa chambre
« Je suis Arnaud qui amasse la tempête et nage à contre-courant et chasse le lièvre ! » ?Comme chaque soir, c'est sa mère, Christine, qui vient le chercher, l'installe dans son Monospace, charge à l'arrière le fauteuil avec sa batterie qui pèse des tonnes (le matin, c'est Alain, son père, qui le conduit en partant travailler dans son entreprise de production-réalisation audiovisuelle et, à midi, c'est une entreprise spécialisée qui fait le taxi).
L'immeuble familial, non loin de l'école, a un plan incliné devant la porte d'accès et, bien sûr, un ascenseur pour atteindre le septième étage. Sinon, l'appartement ne dispose d'aucun aménagement particulier. A l'arrivée, c'est la ruche bourdonnante : Irénée, la jeune aide à domicile qui, depuis trois ans, prête main forte et experte (
« Sans elle,dit Christine,
il nous serait impossible de faire face ») et qui a préparé le goûter ; et puis la fratrie, Clémence, 20 ans, Victorine, 16 ans, Roland, 14 ans et Alix, 12 ans.
« La nuit dernière, feint de maugréer Arnaud,
Alix est venu m'embrasser pendant que je dormais et elle m'a réveillé. »L'intéressée, confuse, proteste que son petit frère faisait semblant de dormir.
Réveillé cinq fois par nuit
La nuit, Arnaud se réveille en général cinq fois et appelle pour qu'on le change de côté. « Parfois, il peut nous réveiller dix fois par nuit. C'est ça le plus dur. Le manque de sommeil », confie Christine, qui espère que ça va s'arranger avec le nouveau lit électrique high-tech : avec une commande, il devrait pouvoir se retourner tout seul, sans l'aide maternelle ; mais il faut encore régler la commande, les touches sont trop dures et il n'arrive pas à les maintenir pressées le temps nécessaire.
Après le goûter, les exercices se succèdent dans la chambre : pour commencer, la respiration : le ventre sanglé, il souffle dans l'Alpha 2000, un appareil relié à un tube dans lequel il respire pour développer sa capacité pulmonaire ; puis, beaucoup plus désagréable, le percussionnaire, sorte de pistolet appliqué sur la bouche qui pétarade comme un marteau-piqueur pour décrocher les mucosités dans les alvéoles pulmonaires. Ensuite, programme orthopédique. Pour combattre les rétractions liées à sa croissance, c'est le sanglage, sur une table de travail, où il est étiré sur le ventre.
En toute fin d'après-midi, c'est le tour du kinésithérapeute. Ils sont deux à se relayer, un par soir, avec des mouvements d'entretien pour conserver et stimuler la préhension, stimuler la position assise et, inlassablement, combattre la rétraction des membres inférieurs, avec des massages des genoux, des chevilles.
Arnaud se prête sans rechigner à ces mains qui, avec une extrême délicatesse, font « travailler » ses longues jambes et ses bras si minces, s'épanchant pendant ce temps au sujet de sa passion pour l'Egypte et les hiéroglyphes, qu'il étudie en ce moment. Il s'applique même à reproduire des papyrus avec une extrême précision. Une fois, il s'interrompt : « Je ne suis pas un toutou », lance-t-il au kiné après un mouvement.
Dernier exercice, Irénée l'équipe d'un appareillage qui le maintient des pieds au torse, son armure, comme il dit, pour le « verticaliser » et le tenir droit sur un dispositif à roulettes. C'est ainsi que, tous les jours, il quitte son fauteuil pour jouer debout à l'ordinateur.
C'est le moment où, avec l'arrivée d'Alain, la famille M. est au complet. Arnaud dîne et c'est la séance de jeux vidéo avec Renaud ; « Quand Arnaud est né, confie celui-ci, ce fut pour moi comme l'arrivée du messie. C'est le petit frère que je rêvais d'avoir. J'ai très vite oublié son handicap. »
Un handicap qui est apparu à l'âge de 6 mois. « Il est devenu un peu mou, raconte Christine. Je me disais qu'il était étrangement calme. Les pédiatres consultés ont d'abord diagnostiqué juste un peu d'hypotonie. Ce n'est qu'au onzième mois que le diagnostic est finalement tombé, une amyotrophie spinale de type 1, avec un pronostic fatal dans les deux ans transmis par une jeune spécialiste de Saint-Vincent-de-Paul qui s'était trompée sur le type de la maladie. » En fait, Arnaud est atteint du type 2 de la maladie, beaucoup moins redoutable dans le temps.
« Dès ce moment, on a su qu'Arnaud ne marcherait pas normalement et on a battu le rappel de tout le monde, dans la famille comme parmi nos amis, et dans mon travail, parce que, poursuit Alain, nous avons voulu faire partager par nos entourages ce qui nous arrivait. Annoncer ce handicap, c'était notre manière de l'accepter. »
Des moments critiques
« Avant, nous étions comme tout le monde, reconnaît Christine, quand on regardait le Téléthon à la télé, on se disait : les malheureux ! Quelle horreur ! Ma vie a changé du tout au tout. J'ai quitté mon métier de chef de produit qui me cantonnait dans un univers très "paillette". Avec un cinquième enfant, j'aurais arrêté de toute manière, même s'il n'y avait pas eu le problème du handicap. Ma vie a basculé. J'ai découvert de nouveaux horizons intérieurs. Quand on voit un enfant cloué dans un fauteuil, on se dit qu'on ne peut pas se plaindre. »
Alain, lui, avoue que dans un premier temps, il était stressé au plus haut point et n'avait de cesse d'amasser une cagnotte pour assurer un tant soit peu l'avenir.
Clémence, qui avait 13 ans quand le diagnostic a été posé, avoue qu'elle a gardé jusqu'à aujourd'hui un tempérament angoissé. Roland, qui se souvient l'avoir mal vécu au début, aujourd'hui semble apaisé. Alix et Victorine aussi.
« Les premières années, se souvient Alain, il a fallu insuffler toute notre force à Arnaud qui était si fragile. Il y a eu des moments critiques. Comme, quand il est resté onze jours en réanimation à 3 ans et demi, échappant de justesse à l'intubation et remontant la pente avec l'énergie d'un jeune tigre. Aujourd'hui, un transfert s'est réalisé. C'est lui qui nous rend fort. Il diffuse une énergie formidable. C'est un bon vivant, comme son père. »
Consultation multidisciplinaire
Arnaud est à présent sur les rails, se félicitent ses parents. Après l'école primaire, il poursuivra au collège et au lycée. Mme R. le confirme, il a tous les atouts intellectuels pour assurer son avenir professionnel.
En attendant, autour de lui, la vigilance ne mollit pas. Chaque trimestre, une réunion d'intégration à l'école fait le point avec la maîtresse, le directeur, un représentant de la ville de Paris, une assistante sociale ; tous les six mois, à Saint-Vincent-de-Paul, c'est la consultation multidisciplinaire (radios du squelette, exploration fonctionnelle, examens cardiologique, ORL, dentistes...).
Alain est intarissable sur le service public, que ce soit côté hospitalier ou côté scolaire. Christine, quant à elle, reconnaît que, à Paris, on est privilégié et regrette que, en province, quand toute la famille va en vacances en Provence, les médecins ne soient pas toujours bien informés sur les traitements adaptés. Par exemple, ils ne savent pas tous qu'il ne faut surtout pas administrer de fluidifiant à un malade qui souffre de problème neuromusculaire.
Pendant que ses parents discutent, Arnaud, dans la salle à manger voisine, a retrouvé son fauteuil et joue à un jeu vidéo avec Renaud (« Papyrus »). La semaine prochaine, il est ravi, il ira au Louvre. Département Egypte ancienne. Evidemment.
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