LES ANTIDÉPRESSEURS ont à nouveau les honneurs de la presse nationale. « Antidépresseurs, le cri d'alarme », c'est le titre du « Journal du dimanche » du 24 août, qui enfonce le clou en double page intérieure : « En finir avec l'abus de psychotropes ». On y apprend que «quinze grands médecins s'attaquent à l'abus de psychotropes» et viennent de lancer un grand «appel» dans « Psychologies Magazine ». Dans la liste des signataires, des noms d'auteurs à succès : David Servan-Schreiber, Boris Cyrulnik et Marcel Rufo, entre autres.
Le message de cet « appel » est répercuté dans une interview de David Servan-Schreiber et de Moussa Nabati dans « Psychologies Magazine », qui affirment notamment : «Une femme qui pleure dans le bureau de son généraliste est quasiment certaine de sortir avec un antidépresseur»;«La seule chose qu'on leur a enseigné de faire (aux généralistes), parce qu'il y a des intérêts financiers considérables derrière, c'est de prescrire des médicaments»; et «La formation postuniversitaire est assurée par les laboratoires pharmaceutiques, et c'est eux qui dictent aux médecins ce qu'est la dépression, ce qu'est le trouble bipolaire.» Cette dernière assertion, en particulier, m'a laissé rêveur, par l'intensité du mépris et la démagogie qui s'en dégagent…
On peut se demander quel intérêt ont « Psychologies Magazine » et ces auteurs médiatiques à déclencher une telle campagne quelques jours avant la rentrée ? S'agit-il de s'investir d'une mission de santé publique et d'informer le public sur les risques d'une utilisation abusive d'antidépresseurs ? De forcer le gouvernement à mettre enfin en place la formation médicale continue promise depuis vingt ans ? D'informer les patients qu'ils sont la victime consentante d'une puissante collusion entre l'industrie pharmaceutique et les médecins ? Ou bien, tout simplement, de se faire un coup de pub ? Mais si je suis intellectuellement honnête, je me dois également de dire que, tout irritant que soit cet appel sur la forme, sur le fond, certaines questions majeures sont également abordées avec raison.
Quelle alternative ?
Je suis surtout choqué que les mêmes questions sur les psychotropes se répètent, au fil des ans, sans que les problématiques de fond ne soient abordées dans leur complexité et traitées avec la nuance et la volonté politique qu'elles méritent. Quelles sont ces questions ? En premier lieu, celle du suicide, avec entre 12 000 et 14 000 décès par an, dont de 60 à 80 % directement liés à une dépression, bien que la France soit l'un des pays au monde les mieux dotés en médecins et en psychiatres. Par contraste, l'Angleterre, avec des mesures simples et en dépit des restrictions drastiques de son budget de la santé, a réussi à faire chuter de façon très significative ce taux. En second lieu, celle de l'absence d'alternative réelle à la prescription d'antidépresseurs, dans la mesure ou la psychothérapie n'est pas, loin s'en faut, accessible à la grande majorité des patients. Le non-remboursement des actes psychothérapiques de soin fait qu'il en coûtera, pour un patient donné, autour de 2 500 euros (une séance chez un psychologue coûte entre 40 et 60 euros, à raison de deux séances par semaine durant six mois, pour la prise en charge sérieuse d'une dépression avérée). De surcroît, rien n'indique que cet investissement sera efficace. D'une part, car le débat suscité par le rapport de l'INSERM sur l'efficacité des psychothérapies de la dépression en fonction de leur méthodologie a été éludé sous la pression de lobbies. D'autre part, car la majorité des psychologues français n'a pas été spécifiquement et correctement formée à l'évaluation et à la prise en charge de la dépression majeure et de la crise suicidaire (l'Angleterre vient de consacrer un budget à la formation spécifique de 3 000 psychologues à la prise en charge de la dépression).
On doit évidemment s'inquiéter avant tout de l'absence totale de formation médicale continue indépendante de l'industrie pharmaceutique, faute de budgets ad hoc, témoignant d'une absence de volonté politique d'accompagner et d'encadrer la pratique médicale au-delà d'une stricte maîtrise comptable des dépenses de santé.
Le patient au coeur du débat.
On devrait s'alarmer tout autant de la déliquescence de la recherche clinique française, via l'assèchement accéléré des budgets dévolus aux organismes publics, pourtant indispensable pour valider et compléter les résultats en provenance de l'industrie pharmaceutique en produisant des essais indépendants. On pourrait interroger l'industrie pharmaceutique, dont l'innovation et la découverte dans le champ de la psychopharmacologie furent pourtant florissantes jusque dans le milieu des années 1990 : pourquoi ne produit-elle plus que des versions plus ou moins améliorées d'anciennes molécules, sans être parvenue à améliorer de façon significative, au cours des vingt dernières années, l'efficacité et le délai d'action des antidépresseurs ?
Enfin, et surtout, on devrait tenter de remettre le patient au coeur du débat, sans continuer à entretenir la confusion entre déprime et dépression, et à mélanger sans discernement les causes et les effets, c'est-à-dire le socioculturel et le médical. Quel que soit le point d'entrée, psychologique ou existentiel, la dépression clinique est une entité syndromique médicale. La dépression, la « vraie », ne se guérit (malheureusement) pas par l'amélioration de la gestion des émotions sociales, par la marche ou par la prise matinale de comprimés d'oméga 3, tout comme la pneumonie ne se soigne pas avec le bon air de la campagne et les inhalations mentholées. Pour autant, le coup de déprime existentiel ne bénéficie pas d'une prescription d'antidépresseurs et la médicalisation inopinée de la souffrance psychique ne conduit pas les individus sur le chemin de l'autonomie.
* Coauteur, avec le Pr Henri Lôo, des « Nuits de l'âme », éditions Odile Jacob, 2007.
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