Dès les premières descriptions de l'anorexie mentale, par l'Anglais William Gull (1868) et le Français Charles Lasègue (1873), une grande importance avait été accordée à la distinction entre anorexie psychogène et anorexie secondaire à une affection organique - le plus souvent, la tuberculose, dans le contexte de l'époque. De nos jours, le problème demeure, mais concerne essentiellement des pathologies digestives : colopathies inflammatoires, troubles de la motilité ou néoplasies œsogastriques, gastrites, ulcères gastroduodénaux, syndromes de malabsorption, pathologies hépato-vésiculaires et pancréatites, côlon irritable - sans omettre le diabète de type 1 de novo, les tumeurs du système nerveux central, les tumeurs intraabdominales et l'insuffisance surrénalienne. Le cas échéant, méconnaître ces pathologies sous-jacentes est facteur de mesures psychiatriques potentiellement délétères et d'un retard dans la prise en charge somatique.
Le cas des adolescentes et des femmes jeunes mérite une attention particulière, puisque la fréquence de l'anorexie mentale dans cette population - 1 % des adolescentes des pays industrialisés - favorise des diagnostics un peu rapides. Trois cas de jeunes femmes adressées au service d'endocrinologie de l'hôpital Cochin entre 1983 et 1994, pour « anorexie mentale », viennent le rappeler.
Trois observations
Le premier cas concerne une jeune femme de 18 ans, reçue à Cochin alors qu'elle pesait 25,8 kg pour une taille de 1,50 m, après avoir manifesté depuis l'âge de 13 ans un éventail de signes très évocateurs de l'anorexie, dont une aménorrhée primaire. La patiente avait d'ailleurs subi deux hospitalisations en psychiatrie, de quinze et trois mois. Des signes paradoxaux ont pourtant attiré l'attention : des vomissements non cachés, qui ne favorisent pas l'hypothèse du trouble psychogène, et un météorisme important, en faveur de la pathologie digestive. Ce météorisme sera d'ailleurs très amélioré par l'instauration d'une nutrition parentérale. Finalement, un transit du grêle et une fibroscopie digestive haute révéleront une distension gastrique et duodénale, et des sténoses étagées du grêle, tandis qu'une résection du jéjunum sur 90 cm, montrant trois sténoses très ulcérées, permettra le diagnostic d'une maladie de Crohn.
Son traitement, doublé d'une renutrition, permettra un gain de masse osseuse, l'amorce d'un développement pubertaire et l'apparition des premières règles.
La deuxième patiente, entrée à l'hôpital Cochin en 1994, à l'âge de 22 ans (40 kg, 1,68 m), faisait l'objet d'un suivi psychiatrique depuis 1991, accompagné d'un traitement psychotrope lourd. Les premiers épisodes anorexiques étaient apparus en 1987, et une aménorrhée secondaire persistait depuis 1991, après interruption d'une contraception orale prise durant six ans. Là encore, on retrouve les notions de météorisme et de péristaltisme anormal. Le transit du grêle révélera un processus inflammatoire, et la fibroscopie haute orientera le diagnostic vers la maladie de Crohn.
La corticothérapie se soldera par une amélioration de la symptomatologie, la régression des signes inflammatoires, la prise de 15 kg en un an et la réapparition de cycles réguliers.
Dans le troisième cas, enfin, le retard diagnostic semble avoir été de treize ans. En avril 1982, à l'âge de 24 ans, la patiente a commencé à présenter des troubles du comportement alimentaires au décours d'une interruption volontaire de grossesse. L'aggravation a conduit à l'hospitalisation en psychiatrie, avec isolement total durant six mois ; mesure qui est très mal supportée. Lorsqu'elle entre à Cochin en mars 1983, la patiente pèse 38 kg pour une taille de 1,66 m, et présente une aménorrhée secondaire. La renutrition et la psychothérapie permettront d'améliorer les choses : le poids augmente et, en septembre 1984, la patiente signale la réapparition de cycles réguliers. La prise en charge psychiatrique instaurée dans le service est poursuivie. Le psychiatre qui suit la patiente a toutefois récemment fait savoir qu'un diagnostic de maladie de Crohn avait été porté chez cette femme en 1996.
Le DSM IV
En discutant ces trois cas, les auteurs soulignent que divers signes de l'anorexie mentale, telle que définie dans le DSM IV, peuvent également se manifester secondairement dans des pathologies digestives. C'est notamment le cas des troubles émotionnels, d'une certaine désinsertion sociale, de la diminution volontaire des apports alimentaires par crainte de favoriser les problèmes digestifs. Des troubles de la croissance et des retards pubertaires, avec aménorrhée primaire chez les filles, seraient, en outre, observés dans 20 à 30 % des cas de maladie inflammatoire digestive débutant durant l'enfance ou l'adolescence.
Ces signes, trop rapidement interprétés, peuvent conduire à un diagnostic erroné d'anorexie mentale. Il faut donc savoir rechercher des signes absolument spécifiques de la maladie psychogène, tel que les troubles de l'image corporelle et la peur de reprendre du poids. L'exploration digestive systématique, proposée par certains auteurs, paraît inutile, voire dangereuse, chez des patientes a priori fragiles. En revanche, face à une forme atypique d'« anorexie mentale », il paraît nécessaire de demander un avis gastroentérologique spécialisé.
(1) C. Blanchet et J.-P. Luton +, «la Presse médicale », 23 février 2002, 31, n° 7 (article dédié à la mémoire du Pr J.-P. Luton).
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