L'anorexie touche un garçon pour dix filles, et la boulimie pure, trois garçons pour dix filles. Ce rapport reste stable, alors que la fréquence des anorexies non purement restrictives (avec des épisodes de boulimie) semble augmenter. La fréquence de la boulimie connaît deux pics : au début de l'adolescence, vers 13-14 ans et vers 17-18 ans, à l'âge de l'entrée dans la vie professionnelle ou les études universitaires.
Le corps est un lieu d'expression privilégié à l'adolescence, tant chez les filles que chez les garçons ; mais les manifestations sont différentes. L'expression corporelle de troubles psychopathologiques est plus fréquemment féminine - scarification, automutilation, somatisations - en raison d'une vulnérabilité biologique et psychologique spécifique. A cela s'ajoute une participation neuro-endocrinienne marquée de façon spectaculaire à la puberté.
Entre angoisse d'abandon et peur de l'intrusion
Une enquête, réalisée en France dans une population âgée de 12 à 20 ans (étude du réseau INSERM)*, révèle que les sujets anorexiques et boulimiques ont une fixation de l'image de leur corps dépendante du regard des autres, au détriment des ressources intérieures. Les filles manifestent une érotisation globale de leur corps, alors qu'elle est focalisée chez les garçons. De plus, les garçons sont davantage intéressés par l'extériorisation que par la recherche d'un regard sur eux-mêmes.
Les troubles alimentaires renvoient donc à un phénomène plus général de trouble du comportement dit internalisé, plus typiquement féminin, s'exprimant sous forme de dépression, de plaintes ou de ruminations. A l'inverse, les garçons extériorisent leur différenciation en manifestant leur opposition par des conduites antisociales, des colères ou des actes de violence.
Dans les troubles du comportement alimentaire, les traits psychopathologiques combinent un besoin de s'affirmer, un doute sur ses propres capacités et un comportement perfectionniste.
Le sentiment de devoir faire ses preuves perturbe le sujet, qui se sent sans ressource et dépendant d'un parent. Il oscille entre l'angoisse d'abandon et l'angoisse d'intrusion. Alors que, justement, le temps de l'adolescence est associé à un besoin de prendre une distance par rapport à l'objet d'attachement, la mère le plus souvent. Et comme les filles ont un besoin de distanciation plus important que les garçons, elles vont chercher à se réapproprier leur corps pour bien se différencier de leur mère.
Chez les filles, il existe un paradoxe révélé à l'adolescence : elles ont besoin des autres pour s'affirmer et ressentent ce besoin comme une menace pour leur autonomie. Il y a souvent une grande connivence entre l'adolescente et ses parents. Mais, dans le cas de ces enfants, il y a une grande exigence des parents qui supportent mal la part secrète de leur enfant.
La relation à la nourriture concrétise tout cela. Chez les anorexiques, le contrôle de la nourriture donne un sentiment de force. Chez les boulimiques, il y a une recherche maximale de sensations, pour combler un vide. Les spécialistes rapprochent la boulimie des pratiques addictives. D'ailleurs, la fréquence de l'alcoolisme et de la toxicomanie est sensiblement plus élevée.
Un travail psychologique sur la personnalité
Les modalités de la prise en charge sont similaires, centrées sur un travail sur la personnalité, associé à un soutien psychologique, en tenant compte du fait que ces sujets sont dépendants de l'image que les autres renvoient d'eux-mêmes. Un travail sur l'entourage (thérapie familiale) peut être utile pour revaloriser le jeune, lui redonner une place. Il est important de ne pas laisser les anorexiques s'enfermer dans la dénutrition, en posant des limites à l'expression de la conduite, à l'aide de contrats de poids, et avec une hospitalisation, si nécessaire.
Les boulimiques sont plus difficiles à traiter, les patientes consultant moins (déni du trouble moins visible que l'anorexie). Elles échappent plus souvent et il est aussi plus difficile d'être ferme avec elles.
Même si les troubles des conduites alimentaires s'atténuent spontanément dans beaucoup de cas, une prise en charge est nécessaire : tous les degrés de gravité existent, du comportement réactionnel passager au trouble sévère de la personnalité. Il existe une comorbidité importante, notamment avec la dépression, les troubles de l'humeur, ou, chez les anorexiques restrictives, les troubles obsessionnels compulsifs. Parfois, il peut s'agir des prémices d'une évolution psychotique. Enfin, ces jeunes particulièrement fragiles courent un risque de complications sévères : ostéopénie ou ostéoporose, chute des dents, aménorrhée persistante, entrave au développement.
Il existe en effet une surmortalité par rapport aux autres jeunes du même âge. Elle est de 10 % chez les anorexiques. Les tentatives de suicide sont trois fois plus fréquentes et plus graves (mortalité multipliée par trois chez les garçons), les accidents aussi. Sans parler du risque de fausses routes ou d'arrêt cardiaque par hypokaliémie chez les grandes vomisseuses.
Enfin, la prise en charge est nécessaire en raison du risque de chronicisation de l'altération psychologique et des troubles de la personnalité.
D'après un entretien avec le Pr Philippe Jeammet (Institut mutualiste Montsouris, Paris).
* Un ouvrage très documenté, qui rapporte notamment l'analyse de l'enquête est : « La boulimie, réalités et perspectives », M. Flament et P. Jeammet (éditions Masson).
Prise alimentaire et prise de poids
La boulimie se distingue de l'hyperphagie, qui est socialisée, sans culpabilité : le sujet prolonge son repas par des grignotages. Alors que la boulimie survient par crises (souvent cachées). En dehors des prises alimentaires, le boulimique cherche à contrôler son poids par des vomissements, des laxatifs ou une hyperactivité, et il garde généralement un poids normal (avec l'obsession de grossir). Il peut ingurgiter entre 6 000 et 12 000-13 000 calories en très peu de temps.
L'anorexique, lui, perd du poids ; certains observent des restrictions alimentaires drastiques, d'autres associent des vomissements. Dans l'anorexie comme dans la boulimie, on trouve un aspect de lutte compulsive contre l'impulsion à trop manger.
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