Tous les efforts déployés pendant des décennies n'ont pas été vains. En France, la consommation d'alcool a baissé de près de 40 % en quarante ans, passant de 18 l d'alcool pur par habitant et par an en 1960 à 11 l en 1999. Mais les autres chiffres restent inquiétants : on estime à plus de 2 millions le nombre d'alcoolodépendants et à 5 millions les personnes ayant des problèmes médicaux, psychologiques ou sociaux liés à l'alcool ; l'alcool est responsable de 10 à 20 % des accidents du travail, de 2 700 décès dans les accidents de la route et d'une proportion importante des actes de violence ; les pertes de revenus et de production qu'il engendre sont estimées à près de 10 milliards d'euros chaque année.
On comprend pourquoi la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), l'assurance-maladie et l'INPES (Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, ex-CFES) ont souhaité disposer de données scientifiques validées et demandé à l'INSERM une nouvelle expertise collective, après celle qui est consacrée aux effets de l'alcool sur la santé, en 2001 (« le Quotidien » du 21 septembre).
A en juger par les recommandations rendues publiques* hier, la tâche est immense, qu'il s'agisse de la prévention, du dépistage (20 % des alcoolodépendants seulement sont pris en charge) ou de la prise en charge.
Les dérives de la publicité
Il faut, disent les experts, appliquer de façon plus stricte la loi Evin pour éviter les dérives de la publicité : valorisation du produit par des techniques graphiques ou photographies dans les messages informatifs, seuls autorisés ; utilisation de stratégies de marketing, comme les distributions gratuites dans les soirées étudiantes ou la mise en scène de vedettes dans les films ou les magazines. Beaucoup de films ou de séries pour la jeunesse se passent dans des cafés ou des cafétérias et même les fictions pour enfants où l'on voit des apprentis sorciers préparer des cocktails magiques auraient une influence.
L'information auprès des jeunes devraient passer par ceux dont ils se sentent proches (DJ, sportifs, animateurs télé, acteurs...), sachant que les spots les mieux mémorisés sont ceux qui ont la bande son la plus travaillée, avec des chansons connues. Cette information doit tenir compte des différences de modes de consommation des garçons et des filles. Les experts suggèrent de fournir aux jeunes les données exactes de consommation de leurs contemporains, car ils ont tendance à la surestimer. Et ils insistent sur la nécessité de promouvoir la santé physique et psychique des jeunes en améliorant leurs compétences individuelles vis-à-vis du stress, de l'anxiété, des inhibitions relatives aux relations sociales et de la violence.
Les médecins formés
L'information du public doit être combinée, selon les experts, à une meilleure formation des acteurs de santé. Les généralistes, en tout premier lieu, puisque, au cours d'une année, ils sont en contact avec 75 % de la population française. Ils sont souvent réticents à aborder le sujet de l'alcool avec leurs patients et sont demandeurs d'une formation à ce sujet. Les experts recommandent l'introduction de modules transversaux de formation à l'alcoologie dans les études médicales et la création d'une filière universitaire d'addictologie. Et, comme d'autres, ils souhaitent une reconnaissance officielle et financière de l'activité prévention et dépistage des généralistes.
Les experts préconisent aussi le développement de méthodes d'autévaluation : les consommateurs devraient pouvoir trouver des autoquestionnaires dans le cabinet des médecins, en médecine du travail, dans différents lieux publics (centres de Sécurité sociale, bureaux de poste, gares...).
Le dépistage devrait même être systématique : chez les femmes enceintes ; chez les personnes souffrant de troubles mentaux ; chez les jeunes présentant des troubles de la conduite ; chez toute personne arrivant aux urgences pour un accident du travail, de loisir ou domestique. Le groupe d'experts préconise également un suivi attentif des enfants de parents alcoolodépendants. Et médecins scolaires, médecins du travail, travailleurs sociaux sont appelés à porter davantage attention aux jeunes présentant certains traits de tempérament comme la recherche de sensations ou l'impulsivité.
Les experts précisent que le risque de dépendance est plus important après quelques années d'alcoolisation chez les sujets qui présentent une plus grande insensibilité aux effets subjectifs de l'alcool ; cette insensibilité peut être détectée avec les questionnaires d'autoévaluation.
Une prise en charge adaptée
L'alcoolodépendance est une maladie qui se soigne, comme le souligne Christian Bréchot, directeur général de l'INSERM, dans sa préface. Et pour que tous les malades puissent bénéficier de soins, les experts considèrent comme prioritaire une prise en charge à 100 %.
La stratégie d'intervention sera adaptée à la sévérité de la pathologie. Pour les cas les plus graves (dépendance sévère, troubles mentaux associés), le groupe d'experts recommande la mise en place d'un réseau de spécialistes, qui orchestrera le sevrage. Pour le patient dépendant sans comorbidité psychiatrique sévère, la prise en charge pourra être assurée par un alcoologue en relation avec le médecin traitant. Pour les personnes qui présentent un risque de devenir alcoolodépendantes en raison d'une consommation élevée, les interventions dites « brèves » - des conseils courts et standardisés - effectuée par le généraliste, ont montré leur efficacité.
Des recherches pluridisciplinaires
Enfin les experts se sont penchés sur les recherches, en désignant plusieurs domaines à approfondir. Compte tenu des multiples facteurs qui entrent en compte dans l'alcoolisme, il faudrait développer des essais cliniques pour tenter d'apparier un trait étiologique à une stratégie thérapeutique ; c'est même « une priorité » de la recherche clinique, compte tenu du nombre de personnes concernées.
Il faudrait aussi, pour la sécurité routière, étudier les perceptions que les conducteurs ont du risque, afin de comprendre dans quelle mesure l'action répressive peut être efficace par rapport à l'action préventive ; les experts notent qu'en France les conducteurs ont plus peur de l'arrestation que de l'accident. Et encore : étudier davantage les changements des modes de consommation des jeunes, pour adapter la prévention.
Quant à la recherche fondamentale, il faut étudier tout particulièrement le processus d'adaptation rapide du système nerveux central aux effets de l'alcool, dont le caractère prédictif dans le développement de la dépendance a été montré en clinique. Et les experts de terminer leur analyse en recommandant, pour une approche pluridisciplinaire des différents facteurs (génétiques, environnementaux et de réactivité comportementale) impliqués dans la vulnérabilité à l'alcool, la mise en place de « structures fédératives et pérennes ».
Un vaste programme, à la hauteur de l'enjeu et de ce « produit à double visage (qui) suscite à la fois un contrôle et une promotion par la société », comme l'écrit le Pr Claude Got en commentant le travail des experts.
* « Alcool. Dommages sociaux, abus et dépendance », Editions INSERM, 550 pages, 45 euros. Parmi les experts qui ont analysé la littérature scientifique internationale, une généraliste, Anne-Marie Lehr-Drylewicz (Parçay-Meslay).
Des clichés d'un autre âge
En France, notent les experts, les publicitaires retraitent encore des clichés qui ont, pour la plupart, été façonnés sous la monarchie de Juillet, période de généralisation des alcools industriels. Des images, forgées par quelques médecins hygiénistes, qui opposent bons et mauvais alcools, bons et mauvais buveurs, bonnes et mauvaises alcoolisations.
Ainsi, jusqu'au milieu des années cinquante, les affiches de prévention se ressemblent : le buveur, un homme et un ouvrier, est un criminel qui n'a plus rien d'humain et qui engendre des dégénérés, les légendes insistant sur les dangers de l'alcool pour la santé. Les publicités pour l'alcool montrent à l'inverse de joyeux buveurs, aux vêtements chics, souvent incarnés par des stars, et les slogans vantent les vertus prétendues thérapeutiques des breuvages.
Pendant les Trente Glorieuses, les ouvriers se font moins nombreux et, depuis la fin des années soixante-dix, l'alcool est montré dans ses traits négatifs : il ne réchauffe pas, il ne donne pas de force, etc. Les campagnes s'adressent à toutes les catégories sociales et cherchent à responsabiliser le buveur plutôt qu'à le culpabiliser, en lui proposant des choix comme « boire ou conduire ».
Quelques recommandations
- Introduire des modules transversaux de formation à l'alcoologie dans les études médicales et créer une filière d'addictologie.
- Trouver une reconnaissance financière pour les actes de prévention des généralistes.
- Modifier la tarification et la fiscalité des boissons non alcooliques pour rendre leur prix plus attractif.
- Equiper tous les services d'urgences, au minimum, d'un éthylomètre et d'une salle de dégrisement.
- Prendre en charge à 100 % le traitement de l'alcoolodépendance.
- Abaisser à 0,2 g/l, voire 0, l'alcoolémie légale pour les premières années de conduite.
- Mettre en place des structures fédératives de recherche impliquant plusieurs disciplines en sciences biomédicales et en sciences humaines et sociales.
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