ANTIQUITES
P lus bleu que le bleu de ce visage aux yeux clos... Pas même le regard dissimulé de cette inconnue signée par Picasso en 1903, dont la couleur, comme l'identité, demeurent une énigme. S'agit-il de Fernande, l'égérie du moment ? De Germaine, l'amour désespéré de Casagemas, l'ami suicidé en 1901, dont le peintre porta trois ans durant le deuil en bleu ? Les yeux baissés, le visage serein, la coiffure intemporelle, l'absence de couleurs et d'accessoires, rendent définitivement sans nom ce beau visage venu de nulle-part. S'agit-il même d'un portrait, ou d'une simple image surgie du blues de cette période bleue, nimbée de flou artistique, évocatrice de nuit, de deuil et de solitude ?
C'est baignée de son mystère que « la Femme aux yeux clos », toile moyenne de 37x29 cm, se présente pour la première fois sur le marché des tableaux, vierge de toute enchère et n'ayant même jamais connu les cimaises d'une galerie ou d'une exposition. Sa facture est assez inhabituelle, une des rares du Catalan à ne pas s'appuyer sur
le trait. Le visage est modelé en camaïeu, esquissé même, dans une matière très diluée qui laisse apparaître le grain de la toile.
L'ami des peintres
En plus de la signature de Picasso (en haut à droite), cette moderne Joconde est auréolée d'une provenance émouvante puisque son premier propriétaire fut Guillaume Apollinaire, à qui le peintre l'avait offerte en 1918. Le poète l'avait accrochée sur un mur de sa chambre-bureau, et elle a veillé sur ses derniers instants, le 9 novembre 1918, deux jours avant l'armistice. Cette provenance littéraire confère à la belle bleue un supplément d'âme.
C'est en 1905, par l'intermédiaire de Max Jacob, qu'Apollinaire fit la
connaissance du jeune peintre catalan, d'un an son cadet. Début d'une amitié faite de complicité et d'admiration réciproques, d'échanges de lettres et d'uvres. Le poète était aussi l'ami des peintres, et des femmes peintres. On connaît sa liaison avec Marie Laurencin. On sait moins que son épouse Jacqueline était dotée, elle aussi, d'un joli coup de pinceau, moins personnel que celui de la belle Marie. Picasso fut témoin au mariage d'Apollinaire avec Jacqueline en mai 1918, ce dernier lui rendit la pareille lors de son union avec Olga quelques mois plus tard. Les deux femmes étaient d'ailleurs les meilleures amies du monde. La mort du poète en novembre 1918, des suites de ses blessures et de la grippe espagnole, interrompit cette
belle amitié, qui se poursuivit à travers son épouse jusqu'à la mort de cette dernière.
Avant la Première Guerre mondiale, Picasso n'était pas encore le peintre le plus célèbre et le plus cher du monde. Il n'était pas encore soucieux de sa cote ni avare de ses uvres qu'il distribuait alors largement à ses amis. Sa jeune notoriété devait beaucoup à Apollinaire, qui avait publié sur lui, dans « La Plume » plusieurs articles élogieux. L'artiste lui marquait sa reconnaissance par des dons de tableaux, comme l'« Etreinte », autre toile de la période bleue, « scandaleuse » pour l'époque, qui montre deux femmes enlacées. Picasso lui ajouta une dédicace : « A mon cher Ami, Guillaume Apollinaire ». Sur les murs de l'appartement du boulevard Saint-Germain, on voyait aussi des Arlequins, des Saltimbanques, un Autoportrait de 1903, « l'Homme à la guitare », de 1918, cadeau de mariage, et plusieurs portraits du poète, tableaux, dessins ou simples croquis caricatures montrant l'auteur de « Calligrammes » en soldat, en boxeur, en marin, en académicien, en escrimeur, en matador ou même en pape !
Tout était resté en place au dernier domicile d'Apollinaire, jusqu'à la mort de Jacqueline en 1967. Depuis, certains tableaux sont apparus sur le marché, d'autres sont restés dans la famille. C'est le cas de la « Femme aux yeux clos », qui s'apprête à essuyer pour la première fois le feu des enchères avec l'estimation logique de 25 millions de francs et l'autorisation de sortie du ministère de la Culture. Il faut donc se hâter d'aller rendre visite à cette belle bleue, exposée pour la première fois aux yeux du public, avant son envol vraisemblable vers un étranger probablement lointain.
Jeudi 26 avril, 21 h, Drouot-Montaigne, Etude Raymond de Nicolaÿ. Exposition à partir du mardi 24 avril, 11 h à 18 h.
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