Traitement simple et peu onéreux, l'aspirine a été évaluée en prévention cardiovasculaire (CV) primaire dans des essais thérapeutiques contrôlés, le plus souvent en double aveugle contre placebo, chez plus de 150 000 patients dont plus de 20 000 diabétiques. La synthèse de ces études sous forme de méta-analyses a démontré une réduction moyenne de 10 à 12 % du risque d'événements CV majeurs, essentiellement les infarctus du myocarde (IDM), mais une augmentation de 40 à 50 % du risque d'hémorragies majeures, sans diminution significative de la mortalité totale. Ainsi, le risque du traitement contrebalance son bénéfice. En l'absence de moyen fiable de déterminer en prévention primaire si le degré de risque ischémique est plus élevé que celui d'hémorragie (ce qui pourrait constituer une indication pour l'aspirine), la prescription de l'aspirine en prévention CV primaire a été remise en cause…
Des essais depuis les années 1980
Les événements coronaires aigus et une partie des accidents vasculaires cérébraux (AVC) ayant un déterminisme thrombotique et les antiagrégants plaquettaires pouvant réduire le risque de ces événements en prévention CV secondaire, il a été envisagé que l'aspirine puisse exercer un même bénéfice en prévention CV primaire.
Une première série de six essais thérapeutiques a été conduite dans les années 1980-1990 et leur synthèse était en faveur d'une réduction du risque d'IDM avec l'aspirine, ayant conduit à la préconiser en prévention CV primaire chez les patients à haut risque. Une deuxième série d'essais dans les années 2000-2010, chez des patients ayant une atteinte athéromateuse infraclinique, n'a cependant pas confirmé ce bénéfice potentiel. En parallèle, le risque hémorragique de l'aspirine a été mieux apprécié et sa balance bénéfice risque réévaluée. Une importante méta-analyse parue en 2009 sur 95 000 patients concluait ainsi que le bénéfice global de l'aspirine était incertain en prévention CV primaire, le risque induit semblant contrebalancer le bénéfice procuré.
Un rapport bénéfice risque défavorable
En 2018, les résultats de trois nouveaux essais thérapeutiques contrôlés évaluant l'aspirine en double aveugle contre placebo ont été publiés : ARRIVE mené chez 12 546 patients, ASCEND incluant 15 480 diabétiques et ASPREE réalisé auprès de 19 114 patients âgés de plus de 70 ans. Deux méta-analyses réactualisées sont donc parues en 2019 dans le JAMA (1) et l'European Heart Journal (2). Elles arrivent à la même conclusion : il n'y a aucun bénéfice global à la prescription d'aspirine en prévention primaire, y compris chez les diabétiques, le risque hémorragique annulant complétement le bénéfice observé sur le risque d'IDM.
Au terme de ces études et méta-analyses, l'effet clinique de l'aspirine en prévention CV primaire semble établi :
• Elle réduit significativement, de 11 % en valeur relative (HR : 0,89 ; IC 95 % : 0,84-0,95), le risque de décès CV, d'IDM et d'AVC non fatals. Cependant, le risque absolu de base des patients est faible passant de 61,4 pour 10 000 patients années sans aspirine à 57,1 pour 10 000 patients années sous aspirine.
• Elle augmente significativement le risque d'hémorragies majeures de 43 % (HR : 1,43 ; IC95 % : 1,30-1,56), avec un faible risque de base passant de 16,4 pour 10 000 patients années sans aspirine à 23,1 pour 10 000 patients années sous aspirine.
• En matière de modification du risque absolu, une réduction de 0,38 % des événements CV majeurs sous aspirine (IC 95 % : 0,20 à 0,55 %) a été observée : il faut donc traiter 265 patients pour éviter un événement CV majeur. Quant aux hémorragies majeures, une augmentation de 0,47 % (IC 95 % : 0,34 à 0,62 %) a été constatée : il en survient donc une tous les 210 patients traités, d'après la méta-analyse de 11 essais parue dans le JAMA (1). Selon celle parue dans l'European Heart Journal portant sur les résultats de 13 études (2), un événement CV majeur (uniquement un IDM, sans effet spécifique sur le risque d'AVC) serait évité chaque fois que 333 patients sont traités et une hémorragie majeure induite dès 250 patients traités.
Ainsi, dans ces deux travaux, le nombre de patients à traiter pour éviter un événement CV est supérieur à celui à traiter pour provoquer un effet délétère. La balance bénéfice risque n'est donc pas en faveur de l'aspirine en prévention CV primaire et les auteurs de l'European Heart Journal concluent leur travail en indiquant qu'il serait futile de refaire un essai thérapeutique pour essayer de démontrer que l'aspirine pourrait réduire la mortalité totale, l'ensemble des données disponibles indiquant que cet objectif n'est pas atteignable.
De plus, le résultat de ces méta-analyses, c'est-à-dire un rapport bénéfice risque neutre, est le même que les patients soient diabétiques, ou non, et à risque CV élevé, ou non. Dès lors, il n'existe pas d'indication valide à proposer l'aspirine chez les diabétiques (surtout ceux à haut risque CV), ni chez les non-diabétiques à risque CV élevé.
Enfin, l'aspirine n'entraîne pas non plus de diminution du risque de cancer, ni de réduction de la mortalité par cancer : l'espoir d'un bénéfice de ce traitement en dehors de la prévention CV est non fondé. Un essai spécifique chez les patients de plus de 70 ans, l'étude ASPREE, a même montré que la mortalité totale et les décès par cancer sont augmentés significativement sous aspirine par rapport au placebo. Celle-ci doit donc être contre-indiquée en prévention CV primaire chez les patients de plus de 70 ans.
L'actualisation des recommandations
Avant que les résultats des essais de 2018 ne soient connus, la Société européenne de cardiologie avait déjà émis en 2016 des recommandations de prévention (de classe III) recommandant de ne pas prescrire l'aspirine en prévention CV primaire.
En 2019, les recommandations nord-américaines indiquent que l'aspirine pourrait être envisagée en prévention CV primaire chez les patients à haut risque ischémique et à bas risque hémorragique mais qu'elle doit être contre-indiquée chez les patients de plus de 70 ans. La mise en pratique de cette recommandation est très simple : en l'absence de moyen suffisamment fiable permettant de déterminer quel patient est à haut risque ischémique et à bas risque hémorragique, l'aspirine ne doit pas être prescrite en prévention CV primaire.
Et donc… Adieu, l'aspirine en prévention CV primaire.
Elsan Clinique Villette, Dunkerque
(1) Zheng SL, Roddick AJ. Association of Aspirin Use for Primary Prevention With Cardiovascular Events and Bleeding Events: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA. 2019 Jan 22;321(3):277-87. doi: 10.1001/jama.2018.20578.
(2) Mahmoud AN, Gad MM, Elgendy AY et al. Efficacy and safety of aspirin for primary prevention of cardiovascular events: a meta-analysis and trial sequential analysis of randomized controlled trials. Eur Heart J. 2019 Feb 14;40(7):607-17. doi: 10.1093/eurheartj/ehy813.
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