La langue maternelle apprise par le jeune enfant figure par excellence dans le registre de l'acquis. En revanche, on soupçonne depuis longtemps que l'aptitude spécifiquement humaine au langage parlé complexe est le résultat, d'une forme ou d'une autre, de prédétermination génétique.
C'est Darwin, rien de moins, qui, le premier, s'est interrogé sur la « tendance instinctive » de l'enfant à parler, dès le babillage, soupçonnant manifestement quelque chose d'inné derrière cet instinct. A la suite de Darwin, le linguiste Noam Chomsky soulignait, voici une quarantaine d'années, que le langage est acquis sans qu'il soit besoin d'instructions explicites. Parallèlement, en étudiant l'inaptitude de certains enfants à l'acquisition du langage, le neurologue Eric Lenneberg avait noté une certaine aggrégation familiale de ce déficit. Il a toutefois fallu attendre la seconde moitié des années quatre-vingt-dix pour que des études de jumeaux apportent la preuve d'un déterminisme au moins en partie génétique dans l'acquisition du langage. La concordance entre vrais jumeaux, en cas de retard d'acquisition, étant supérieure à la concordance entre faux jumeaux.
Déficit familial d'acquisition du langage
Dans les familes présentant des troubles spécifiques du langage, à l'exclusion de troubles associés à un déficit sensoriel, neurologique ou cognitif, il a toutefois été impossible de mettre en évidence un mode de transmission du trait génétique. A une exception près : une famille, dite KE, identifiée en 1990, et qui comporte un pedigree sur trois générations. Dans cette famille, le déficit d'acquisition du langage est transmis sans ambiguïté sur un mode autosomal dominant. Il se solde par l'absence des mouvements orofaciaux très fins requis pour l'articulation (dyspraxie verbale), une incapacité à décomposer les mots en phonèmes, ainsi que diverses difficultés grammaticales et syntaxiques. Les sujets atteints présentent, en outre, un QI non verbal moyen légèrement inférieur à celui des membres non atteints de la famille, mais de manière inconstante. Ce QI moyen reste par ailleurs voisin du QI non verbal de la population générale. Ces déficits non verbaux ne peuvent donc être considérés comme associés aux troubles du langage, qui apparaissent bien comme des troubles spécifiques.
La famille KE a naturellement été très étudiée. Et en 1998, le ou les gènes en cause ont été localisés sur le chromosome 7 (7q31), sur un locus baptisé temporairement SPCH1. C'est grâce à l'identification d'un autre sujet atteint, non apparenté à la famille KE, mais présentant quasiment les mêmes symptômes, que le gène a pu être identifié. Ce sujet présentait en effet une translocation entre les chromosomes 5 et 7, concernant précisément le locus SPCH1. L'analyse de cette translocation a permis de remonter jusqu'à un gène, qui appartient très vraisemblablement à une famille de gènes, dits FOX, qui codent des facteurs de transcription. Dans ce nouveau gène FOX, dit FOXP2, identifié en 7q31, des mutations ont été recherchées dans la famille KE. Et effectivement, tous les membres atteints se sont révélés porteurs d'une même mutation hétérozygote, un codon faux-sens codant une histidine en position 553 de la protéine, en lieu et place de l'arginine retrouvée chez les membres non malades de la famille KE, ainsi que dans 364 chromosomes 7 caucasiens analysés pour la circonstance.
Les facteurs de transcription FOX
En fait, on connait bien la structure des facteurs de transcription FOX. Le site actif de la protéine affecte une forme de fourche, au milieu de laquelle vient se loger la séquence-cible d'ADN. Or l'acide aminé 553 se situe précisément dans ce domaine qui entre au contact de l'ADN. L'arginine 553 était d'ailleurs déjà connue pour être un invariant dans toutes les protéines FOX répertoriées à ce jour, de la levure à l'être humain. Ce haut degré de conservation rend extrêmement vraisemblable des effets pathogènes de la substitution.
Pour conforter leur hypothèse, les auteurs ont également montré que FOXP2 est exprimé dans le SNC de la souris, durant la vie fœtale. Ils proposent même un début d'explication de l'effet dominant de la mutation. On connaît en effet déjà des mutations de divers gènes FOX, responsables de pathologies allant du glaucome congénital à l'agénésie thyroïdienne. Ces mutations, outre qu'elles affectent, elles aussi, le domaine entrant au contact de l'ADN, sont d'expression dominante. Elles semblent se manifester par un effet de dosage de gène. Le facteur FOX actif, codé par un seul allèle du gène, est simplement présent en quantité insuffisante pour assurer un développement neurologique normal. Par extension, on peut penser être dans le cas de FOXP2 aussi, face à un effet de dosage.
Synthèse insuffisante durant la vie embryonnaire
Le modèle proposé par les Britanniques est remarquablement complet, puisqu'il rend compte de l'effet de la mutation au niveau de l'ADN et de la transmission dominante du trait. Il est évident que la protéine FOXP2 n'assure pas à elle seule la mise en place des structures nécessaires au langage, comme une enzyme assure une réaction. Mais on peut supposer que la synthèse d'une quantité insuffisante du facteur normal durant la vie embryonnaire altère des cascades métaboliques complexes nécessaires au développement des structures nécessaires à l'acquisition du langage. Même si elle n'est évidemment pas seule impliquée, la protéine FOXP2 peut donc être considérée comme une voie d'accès pour étudier la mise en place de ces structures. Comme le souligne Steven Pinker (MIT) dans un éditorial de « Nature », une piste de recherche à laquelle nul n'avait encore pensé pourrait peut-être apparaître, qui consisterait à préciser les conditions de l'apparition du langage dans l'évolution des espèces (revoilà Darwin), par comparaison des séquences et des fonctions exactes du gène FOXP2 - et sans doute d'autres gènes - chez l'homme, chez des primates et, pourquoi pas, les dauphins.
C. L. Lai et coll. « Nature », vol. 413, 4 octobre 2001.
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