CÉCILIA SARKOZY, lors de ses deux voyages en Libye, les 12 et 24 juillet, en compagnie de Claude Guéant, le secrétaire général de l'Elysée, a pris la lumière. A sa manière, l'épouse du président français a contribué à la libération des infirmières et du médecin bulgares, retenus en otages pendant plus de huit années dans les geôles du colonel Kadhafi. Mais cette phase finale des négociations, ultramédiatisée, ne saurait escamoter le long et complexe travail diplomatique engagé depuis des années par la Commission européenne. Et, dans cette machinerie, les rouages médicaux ont fonctionné à plein. Des hospitaliers italiens, belges, hollandais et français ont conjugué leurs efforts, agissant quant à eux dans la plus grande discrétion : secret médical et secret diplomatique obligent doublement. Aujourd'hui encore, quelques-uns observent le même mutisme, tel ce professeur de pédiatrie parisien qui se déclare «inquiet des conséquences qu'un dérapage médiatique risquerait aujourd'hui encore d'entraîner auprès d'autorités libyennes connues pour leur extrême susceptibilité». Et qui se refuse à toute évocation publique de ses missions.
C'est en décembre 2005 que Philippe Douste-Blazy, alors ministre des Affaires étrangères, décide d'intégrer le BAP (Benghazi Action Plan) que Benita Ferrero-Waldner, responsable des relations extérieures européennes, a décidé de lancer au début de l'année. Le BAP a vocation à aider les quelque 350 enfants qui ont été contaminés par le VIH à l'hôpital pédiatrique de Benghazi. C'est l'équipe du Pr Pierre-Marie Girard, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Saint-Antoine (Paris), qui est choisie par le Quai d'Orsay, probablement parce que le Pr Girard est aussi le directeur général de l'Institut de médecine et d'épidémiologie appliquée (Imea), une fondation créée par le général de Gaulle, spécialisée depuis quarante ans dans des missions d'enseignement et d'expertise au bénéfice de la santé dans les pays en développement. Les Français rejoignent un programme où les rôles sont distribués selon les pays. Aux Britanniques l'aspect technique du fonctionnement des laboratoires, aux Belges et aux Hollandais le médicament. Aux Français reviendra la partie clinique, avec la formation des équipes et l'observance des traitements. Outre le patron du service, plusieurs médecins se portent volontaires : le Dr Gilles Raguin, ex-directeur des opérations de Médecins du monde, le Dr Kemal Cherabi, médecin de santé publique. La surveillante générale du service, Bernadette Charbonnier, rejoint l'équipe, ainsi que la psychologue Amina Ayouch-Boda. D'autres humanitaires, tel le Pr Christian Courpotin, baroudeur rompu à toutes les crises de par le monde, sont enrôlés. Pendant dix-huit mois, cette demi-douzaine de professionnels de santé a multiplié les missions, en Libye comme en France. De janvier 2005 à juin 2006, ils se sont envolés à huit reprises pour Benghazi, pour des séjours de huit jours.
Une armée mexicaine de 70 médecins.
Ils découvrent un pays sous pression. Pas une semaine ne se passe sans que des foules de manifestants envahissent les rues de Benghazi ou de Tripoli pour crier leur haine et demander la tête des infirmières et du médecin bulgares, tenus pour responsables du drame de 350 familles. Dans ce pays politiquement coupé du monde, l'hôpital pédiatrique dispose d'une véritable armée mexicaine de médecins : 70 praticiens, rarement présents dans leur service. «Lors de notre première mission, raconte Amina Ayouch-Boda, nous avons rencontré des médecins et des infirmières qui n'étaient plus en état de choc comme il y a huit ans, mais qui souffraient vivement de la situation, ressentant un fort sentiment de stigmatisation. Diabolisé, le sida choque le public et fait l'objet d'un rejet massif. Les malades sont les plus exposés, mais les soignants en pâtissent aussi.»
«De ce point de vue, analyse le Pr Girard, nous avons trouvé en Libye une clé culturelle cruciale, bien plus qu'en Afrique. Tout ce qui a trait au sexe et à la sexualité est banni et ne saurait être exprimé. Il est symptomatique que, en langue arabe, le mot préservatif n'existe pas.»
Evidemment, le caractère autocratique du régime constitue un facteur aggravant. Tout cela a contribué à faire des infirmières et du médecin bulgares des exutoires commodes, exacerbant un violent mécanisme de victimes émissaires.
Comme leurs confrères européens, les Français ont cependant été plutôt bien accueillis. « Les médecins et les infirmières libyens étaient avides d'information et de formation», dit Amina Ayouch-Boda. Le pays revient de très loin. «Ils ont trenteans de retard sur la connaissance du VIH-sida», lâche carrément un médecin. L'équipe française s'est donc lancée dans un travail de formation tous azimuts, aussi bien à l'attention des médecins que des auxiliaires médicaux et des patients. De très nombreux guidelines ont été rédigés en arabe.
Ce transfert de compétences s'est effectué tant en France qu'en Libye : à deux reprises, en juin et en septembre 2006, deux équipes de soignants (cinq médecins et cinq infirmières) sont venues passer un mois dans le service des maladies infectieuses de Saint-Antoine. Les femmes, naturellement voilées, étaient en permanence escortées par un mari ou par un frère. Toute l'équipe du service a dû se mobiliser, d'autant plus que les hôtes libyens se sont révélés très dépendants, dépourvus de toute autonomie tant à l'intérieur de l'hôpital qu'en ville. Le dialogue s'est instauré avec beaucoup de tact. «Il a fallu surfer sur l'évocation des données sexuelles, pour ne pas choquer nos interlocuteurs, explique le Pr Girard. En même temps, il n'était pas question d'y perdre notre âme. Peu à peu, les langues ont fini par se délier et les yeux par s'ouvrir. Des visuels ont pu être proposés, avec des représentations de partenaires homosexuels. La médecine a prévalu sur les blocages culturels et politiques.»
Tous les enfants contaminés examinés en Europe.
Troisième volet des programmes BAP, l'évaluation des patients contaminés. La totalité des enfants touchés ont été adressés à divers établissements européens, la plupart en hospitalisation de jour. Le tiers d'entre eux ont été pris en charge à l'automne 2006 à Trousseau et à Robert-Debré, en pédiatrie, les plus âgés, devenus adultes, soit une quinzaine de jeunes âgés de 17 à 26 ans, ont été dirigés sur Saint-Antoine. Dans leur très grande majorité, ces patients étaient asymptomatiques.
Depuis la fin du mois de juin, le programme européen marque le pas (lire ci-dessous). «Nous attendons tous le lancement de BAP4, confie le Pr Girard, pour engager une stratégie antisida ambitieuse dans l'ensemble de la Libye et non plus seulement cristallisée sur le drame de Benghazi. Selon les données épidémiologiques issues des centres du sang, la prévalence est relativement faible, de l'ordre de 0,3%. Mais nous sommes face à une vraie épidémie, qui frappe surtout les migrants venus du Sud (Soudan, Tchad) , les usagers de drogue par voie intraveineuse et les homosexuels. Sans préjuger des résultats de nos premières missions, difficiles à évaluer, le chantier reste considérable.»
Après une première expérience qui leur a fait traverser des heures critiques, les membres de l'équipe de Saint-Antoine sont impatients de poursuivre le combat.
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