Déjà largement utilisée dans des pays comme le Royaume-Uni ou Israël, notamment pour la détection de la circulation du poliovirus (1), la recherche d'agents pathogènes dans les eaux usées restait un vague projet en France jusqu'à l'électrochoc de l'épidémie de Covid-19.
En mars 2020, des chercheurs de 10 institutions (2) ont lancé le consortium Obépine (qui deviendra le Groupement d'intérêt scientifique Obépine en octobre 2021). Le dispositif a depuis fait ses preuves, mais la pérennité de la surveillance des eaux usées semble en danger. En cause : un passage de relais chaotique entre Obépine, qui reste fondamentalement un programme de recherche, et le dispositif Sum'Eau, qui doit véritablement assurer la surveillance en France. Ce dernier accumulant les retards.
Tout recommencer
Lorsque la Direction générale de la santé (DGS) a confié à Santé publique France et à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) la responsabilité de Sum'Eau, Vincent Maréchal, chercheur Inserm à Sorbonne Université et membre du Comité de coordination et d’orientation scientifique d'Obépine, s'attendait à pouvoir mettre leurs travaux à profit de ce nouveau dispositif. Las ! « Les contacts avec les animateurs de Sum'Eau sont très peu fréquents, regrette-t-il auprès du « Quotidien ». On a l'impression qu'ils sont en train de refaire quasiment à l'identique ce que nous avons déjà réalisé. »
Pire : Obépine devait poursuivre sa mission avec des financements de trois mois renouvelables jusqu'à ce que Sum'Eau soit en mesure de prendre le relais. « Depuis avril, nous n'avons plus ni financement, ni même information », précise Vincent Maréchal. Si Obépine a gardé un petit réseau de 60 stations pour répondre à des questions de recherche, l'activité de surveillance nationale a été totalement stoppée.
Environ 40 % de la population couverte
Avant de devoir réduire sa voilure, le réseau Obépine rassemblait des données de suivi à partir d'échantillons collectés dans 200 stations, soit 40 % de la population française. Chacune d'entre elles collecte les déjections provenant de 500 000 à 1 million de tubes digestifs. « Nous avions le soutien du ministère de la Recherche, mais pas celui du ministère de la Santé ni de celui de l'Écologie », se rappelle Vincent Maréchal.
Dans un article publié en avril 2020 dans « Eurosurveillance », les chercheurs ont montré qu'il existait une corrélation entre les quantités de Sars-CoV-2 détectés dans les eaux usées d'une station d'épuration et les taux d'incidence de Covid-19 dans la région du grand Paris. Dans une autre étude publiée dans « Environment International » en novembre 2021, le consortium Obépine a constaté qu'il était possible de séquencer les virus prélevés dans les eaux usées. Les scientifiques sont parvenus à quantifier les proportions des différents variants excrétés par les populations. Plus récemment, ils ont prépublié une étude sur la détection du virus de la variole du singe.
En pratique, 10 millilitres d'eaux usées sont prélevés et analysés en laboratoire à chaque contrôle. Les biologistes se livrent alors à une quantification du virus dans l'échantillon. Cette concentration est corrigée pour un certain nombre de facteurs, comme la pluviométrie ou les caractéristiques physicochimiques de l'eau, pour obtenir un volume total de virus sur 24 heures. Ce total est ensuite rapporté au débit entrant dans la station (représentatif du nombre de personnes qui s’est connecté à la station en 24 heures), ce qui permet d'obtenir une courbe d'incidence pour un bassin versant.
À titre d'exemple : « Nous avons observé, à partir du mois de mai, des niveaux de virus élevés dans les eaux usées d'Île-de-France, ce qui est corrélé avec la reprise épidémique qui a été confirmée par la suite dans cette région », explique Vincent Maréchal.
Une transition sans transmission
Pour le scientifique, la recherche de virus dans les eaux usées doit devenir un pivot de la surveillance du Sars-CoV-2. « La présence de virus dans les eaux usées est un reflet indirect mais très fiable de ce qui se passe dans la population, car nous ne sommes pas tributaires de la bonne volonté des gens à aller se faire tester, note-t-il. Par rapport à un maintien du dépistage et des tests à un niveau élevé, une surveillance des eaux usées coûte 5 000 fois moins. »
Tous ces louvoiements ont déjà coûté à la France sa place de leader européen en matière de recherche dans les eaux usées. Depuis mars 2021, l'Union européenne recommande à ses États membres de mettre en place un tel système de détection. « On retrouvait dans ces recommandations tous les éléments que nous avions validés scientifiquement, comme la fréquence de collecte d'un échantillon par semaine nécessaire pour être coût-efficace », se souvient Vincent Maréchal.
La France distancée
Aux Pays-Bas, 300 stations d'épuration sont déjà mobilisées dans le cadre d'un réseau de surveillance, et la fréquence d'échantillonnage y est en augmentation. En Belgique, plus de 800 stations effectuent des prélèvements deux fois par semaine. En Italie et en Espagne, des aquathèques ont été mises en place afin de réaliser des analyses rétrospectives (dater l'émergence de variants). En France, seulement 126 stations sont prévues dans le projet Sum'Eau, pour un pays trois à six fois plus peuplé. « Les contacts que j'ai avec des chercheurs partout en Europe m'expliquent que la France est totalement silencieuse », s'inquiète Vincent Maréchal.
Et pourtant, l'intérêt de l'analyse des eaux usées déborde largement du seul cas du Sars-Cov-2. Au Royaume-Uni et en Israël, la découverte de poliovirus dans les eaux usées a démontré que l'on peut aussi chercher des entérovirus. Le réseau de recherche Obépine expérimente pour sa part la recherche de 15 autres virus. D'autres équipes envisagent de traquer les épidémies saisonnières de grippe en recherchant la présence d'antalgiques dans les eaux usées. « On pourrait l'utiliser pour évaluer l'exposition des populations aux drogues, aux perturbateurs endocriniens, à la pollution chimique, voire à mesurer le taux d'obésité », liste Marie Lesenfants, épidémiologiste des maladies infectieuses au sein du réseau belge Sciensano.
Sum'Eau opérationnel à l'automne ?
Où en est le projet Sum'Eau ? Lors des Rencontres de Santé publique France en juin, les principaux animateurs du projet, Benoît Gassilloud (laboratoire d'hydrologie de Nancy, désigné laboratoire national de référence) et Frédéric Jourdain (cellule régionale Occitanie de Santé publique France) ont rapporté que des travaux de préfiguration ont été lancés en juillet 2021.
Ce réseau « ne constituera pas un outil pour identifier des clusters ou faire du traçage de contact, prévenait Benoît Gassilloud. Il s'agit d'un outil qui détectera précocement la présence du génome du Sars-CoV-2 et des variants émergents, tracera des tendances de court et long termes, et les confirmera sur deux semaines. »
Une étude pilote de 11 semaines est en cours d'achèvement afin de comparer différentes méthodes de détection et de quantification du génome viral, sur la base d'échantillons issus de 12 stations et analysés par 10 laboratoires. Le but : définir une méthode de référence adaptée.
Un autre programme de recherche est en cours afin de mettre au point une méthode de détection des variants dans les échantillons complexes, c’est-à-dire contenant un mélange de virus et de molécules interférentes. Des essais interlaboratoires vont également être menés pour évaluer les capacités de détection respectives des laboratoires participants.
La mise en œuvre d'un premier dispositif de collecte des données était prévue à la fin de l'été 2022, suivie de la montée en charge du dispositif au cours de l'automne. Contactée à de nombreuses reprises par la rédaction, Santé publique France n'a pas donné suite à nos sollicitations pour commenter la situation.
(1) L'Organisation mondiale de la santé a consacré des recommandations au sujet
(2) CNRS, Eau de Paris, EPHE, Ifremer, Inserm, IRBA, Sorbonne Université, Université Clermont Auvergne, Université de Lorraine et Université de Paris