Prix des publications en hausse, nombre de revues qui explosent, diktat du facteur d’impact… Pour les équipes de recherche, la relation avec les principales maisons d’édition est devenue problématique. Certaines se tournent vers de nouveaux modèles, entre science ouverte et « peer reviewing » communautaire.
La pandémie a exacerbé la course à la production scientifique : en 18 mois, environ 200 000 publications ont traité du seul sujet du Covid-19. « Beaucoup sont redondantes ou inutiles, explique au « Quotidien » le virologue Yves Gaudin. Il y en a plus de 150 rien que sur la structure de la protéine Spike. »
Directeur de recherche au CNRS et ancien délégué au Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Yves Gaudin connaît bien les raisons qui poussent les chercheurs et médecins à courir après les publications.
« Les organismes de recherche ont signé la déclaration de San Francisco remettant en cause l’utilisation abusive d’indicateurs bibliométriques, le célèbre impact factor (facteur d’impact, NDLR), le nombre de citations ou bien encore le facteur de notoriété, rappelle-t-il. Mais il faut rester honnête : nous devons recruter des gens capables d’aller chercher des financements, et pour cela, il faut publier dans de bonnes revues. »
Un avis partagé par Samuel Alizon, directeur de recherche au CNRS et spécialisé en modélisation, qui décrit « une bascule survenue ces dernières années : certaines équipes ne publient plus pour livrer une connaissance, mais pour produire une preuve que quelque chose a été fait. »
Un secteur plus que rentable
Cette dépendance aux publications profite aux maisons d’édition. « Avec la numérisation, c’est un secteur qui est devenu très rentable, plus que l’exploitation pétrolière », affirme Samuel Alizon. Dans son bilan dressé en 2019 (1), l’Association européenne des universités (EUA) tire le même constat : « Les marges de 40 % dégagées par des éditeurs comme Elsevier laissent supposer que le prix des services proposés est largement plus élevé que leur coût réel. »
Le monde de l’édition scientifique est concentré entre les mains d’un nombre restreint d’acteurs. Elsevier, Springer Nature, Wiley, Taylor & Francis et l’American Chemical Society regroupent 56 % des articles publiés en Europe et captent 65 % du chiffre d’affaires, selon l’EUA. Jusqu’à récemment, leurs ventes d’abonnements suivaient le modèle des « Big Deals », c’est-à-dire des contrats garantissant aux institutions de recherche un accès à un vaste catalogue de revues.
En 2017, les universités membres de l’EUA ont dépensé 597 millions d’euros dans 26 pays de l’Union européenne pour accéder à 391 000 articles, soit un prix moyen par article (PPA) de 1 526 euros. Et le PPA des cinq principaux éditeurs est de 2 050 euros, allant de 1 344 pour Springer Nature à 2 658 pour Wiley. Certaines facultés signent parfois des contrats dont le PPA va jusqu’à 13 000 euros. « Le prix des Big Deals augmente souvent plus vite que l’inflation dans la zone euro », précise l’EUA.
Dans le même temps, les prix des droits de publications en accès libre se sont envolés. « Si on prend le journal “Nature”, la mise en ligne d’un article en accès libre est de 9 500 euros », cite Denis Bourguet, directeur de recherche Inrae à Montpellier.
Le plan S et ses effets de bord
Depuis le 1er janvier 2021, le plan S est entré en vigueur en Europe. Promu par la Commission européenne et la cOAlition S (composée de 11 agences nationales de financement de la recherche, dont l’ANR française), ce plan impose l’accès libre et immédiat de toutes les publications financées par ses signataires. La mesure s’inscrit dans la droite ligne de la politique des Instituts nationaux américains de la santé (NIH) et du Conseil européen de la recherche (ERC) qui imposent déjà l’accès libre de leurs publications depuis respectivement 2008 et 2012. En France, le plan national pour la science ouverte rend également obligatoire la diffusion en accès ouvert des articles issus de recherches financées par des fonds publics.
Les maisons d’édition ont vivement protesté contre le caractère brusque de cette mesure. Quelque 85 % d’entre elles ne disposaient en effet pas de modèle économique compatible au 1er janvier 2020, mais les plus gros acteurs ont su s’adapter. Depuis 2007, ils proposaient déjà des « Read and Publish Deals », combinant un abonnement pour accéder aux articles payants et un prix forfaitaire (Article Publishing Charges ou APC) ouvrant le droit à la publication open access des résultats. Ces contrats sont en train d’évoluer vers un financement reposant exclusivement sur les APC. Un tel système pourrait favoriser les disciplines et les équipes les mieux financées.
En 2020, l’économiste italien Sergio Copiello avait prévu qu’Elsevier allait devoir augmenter le coût de publication des articles de 26 à 55 % si le groupe voulait maintenir la marge de 31 % dégagée en 2017, année où le groupe avait réalisé 8,38 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2). Un scénario réaliste alors que les premiers groupes à demander des APC ont augmenté leurs tarifs de 30 à 220 % entre 2005 et 2018 (3).
« La transformation des Big Deals en accord garantissant l’open access risque de maintenir une dépendance à des acteurs économiques pour la fourniture de services qui pourraient être assurés par les académies elles-mêmes », pointe l’EUA, qui plaide pour des structures de publication académique.
La transition n’est pas non plus du goût de Samuel Alizon : « Le plan S maintient la manne financière pour les éditeurs, accuse-t-il. La communauté scientifique écrit les articles, paie les éditeurs et en parallèle travaille gratuitement pour eux comme relecteur ou pour participer aux comités éditoriaux ! Ce système est normalement l’apanage des revues prédatrices ! Au moins, les revues prédatrices ne nous exploitent pas en plus de nous faire payer ! » (voir page 14). Trois chercheurs de l’Institut de psychologie de Budapest et de l’université de Sydney ont estimé que la communauté scientifique a fourni 100 millions d’heures gratuites aux éditeurs en travail de relecture rien qu’en 2020 (4).
Ancien président du Comité de suivi de l’édition scientifique et membre du nouvel Observatoire de l’édition scientifique qui l’a remplacé, Daniel Renoult a un avis plus nuancé. « Quelques grands acteurs font la loi, mais il y a aussi beaucoup d’éditeurs de taille modeste, notamment en France, dont le modèle économique repose sur l’abonnement et qui n’ont pas les moyens de passer au golden access (financement de la publication par les auteurs, NDLR) », précise-t-il.
Dans son rapport sur la loi de 2016 pour une République numérique, Daniel Renoult a constaté que l’augmentation de l’audience liée à la transition vers le digital ne compense pas la perte de revenus des abonnements papier. « De manière générale, la marche forcée vers l’accès libre n’est pas favorable aux éditeurs privés et favorise les revues soutenues par des fonds publics », analyse-t-il à rebours des autres interviewés.
Science ouverte communautaire
Pour lutter contre la stratégie des gros éditeurs, trois chercheurs de l’Inrae, Denis Bourguet, Thomas Guillemaud et Benoît Facon, ont lancé en 2016 le processus éditorial « Peer Community In » ou PCI. L’idée est la suivante : fédérer des communautés internationales de chercheurs pour évaluer, valider et recommander gratuitement des preprints dans leur domaine.
Soutenue par l’Inrae, une centaine d’autres organisations scientifiques et par le président du Conseil français de l’intégrité scientifique, Olivier Le Gall, l’idée fait son chemin : il y a désormais 14 PCI, notamment en biologie évolutive, en neurosciences, en génomique et en infectiologie. L’initiative, française à l’origine, compte désormais 80 % de membres étrangers.
Depuis décembre dernier, les PCI publient leur propre journal papier, le « Peer Community Journal ». De plus, « les articles relus par nos soins ont aussi la possibilité d’être publiés dans un certain nombre de journaux “PCI Friendly” », explique Denis Bourguet.
À l’Inrae, dans certaines sections du CNRS ou à l’Inserm, le concept séduit de plus en plus. « La commission scientifique dont je dépends considère une publication revue par le PCI comme une publication de rang A, explique Samuel Alizon. Au même titre qu’un article publié dans une revue de société savante. » Ailleurs, les PCI restent méconnus : « Nous n’y avons jamais été confrontés », reconnaît Yves Gaudin.
La Commission européenne propose la plateforme de publication avec relecture par les pairs Open Research Europe, dans le cadre d’Horizon 2020. Et, lors du lancement du plan national pour la science ouverte, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a annoncé la création d’un fonds dédié, qui doit contribuer « au montage de solutions françaises et internationales innovantes ». Si ces alternatives se développaient, les grandes maisons d’édition pourraient être amenées à revoir à la baisse leurs exigences tarifaires.
(1) L. Stoy et al, octobre 2019, www.eua.eu
(2) S. Copiello, MDPI, vol 8(1), pages 1-14, janvier 2020
(3) S. Yon-Seng Khoo, Liber Quarterly, vol 29, 2019
(4) B. Aczel et al, Res Integr Peer Rev 6, 14, 2021