L'épidémie de Covid-19 s'est invitée au cœur de toutes les consultations médicales ces deux derniers mois. « Aucune consultation où on ne l'évoque pas ; le Covid-19 occupe un tiers voire la moitié du temps », témoigne depuis la Normandie le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. « Omniprésente », juge le Dr Pierre-André Bonnet, dans un Vaucluse pourtant peu touché. « Les patients arrivent avec ça, cette peur » constate l'endocrinologue Violaine Guérin.
Avant même que la consultation ne s'engage, le Covid-19 remodèle ses codes et son cadre matériel : « le port du masque voire de la blouse pour le médecin force la prise de conscience », note le Dr Battistoni. Sans parler de la gestion des locaux et de la ponctualité à laquelle les praticiens doivent s'astreindre, ou encore des règles de distanciation sociale.
L'essor de la téléconsultation « va laisser des traces », analyse la médecin et philosophe Anne-Marie Moulin, directrice de recherche émérite au CNRS (laboratoire Sphère). « La télémédecine risque d'accentuer le dépérissement de la clinique. Or, l'imagerie ne peut pas tout dire ; l'examen clinique a une fonction d'alerte précieuse ». Sans omettre l'humanité qui s'y joue : « faire de la téléconsultation une norme dans les EHPAD, par exemple, serait grave, car les personnes âgées ont besoin d'un véritable examen avec une prise de contact, un regard posé sur le corps, une main chaleureuse ».
Au-delà du matériel, « l'incertitude qui entoure le Covid-19 heurte la tradition d'une relation où le malade attend des certitudes de la part du médecin », observe le Pr Régis Aubry, chef du pôle Autonomie Handicap du CHU de Besançon et membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Le fait peut être vertueux et se muer en une confiance renouvelée à l'égard d'un art médical qui assume sa part d'incertitude. Mais il peut aussi se traduire par de la défiance. « C'est la première fois que des malades se méfient de l'hôpital, qui perd son hospitalité pour devenir le lieu de tous les risques », explique le spécialiste des soins palliatifs.
Confiance renouvelée en son médecin
Sur le terrain, la relation de confiance semble l'emporter dans les relations singulières que médecins et patients entretiennent. Le soignant est souvent le premier tiers qu'un patient vulnérable, âgé, voit au sortir du confinement.
« Ils nous demandent de les rassurer et de les écouter. Nous remettons en perspective l'information officielle par rapport à leur vécu personnel », témoigne le Dr Battistoni. Les questions tournent essentiellement autour des questions pratiques : port du masque, gestes barrières, attitude à adopter à l'égard des petits-enfants, des aînés ou des écoles.
La crise sanitaire semble ainsi redonner du lustre à la santé publique dans l'exercice du médecin. « On remet un peu de bon sens dans ce qu'ils ont entendu et on fait davantage d'éducation à la santé », explique le Pr Pierre-Louis Druais, généraliste, membre du Conseil scientifique Covid-19. Au sujet des tests : « je dis "n'attendez pas plus d'une sérologie que ce qu'elle peut donner", et ne vais pas dans le sens d'une demande qui ne me semble pas pertinente ou trop précoce », illustre-t-il.
Le Dr Bonnet se sent, lui, plus que d'habitude, « effecteur d'une politique de santé publique », qui vient teinter la relation médecin-patient d'une dimension collective. Par exemple : « J'ai recommandé à un patient atteint de diarrhée aiguë, avec petite fièvre, de se faire tester et de s'isoler, alors qu'en temps normal, je l'aurais laissé retourner à son travail, comme il le souhaitait », raconte-t-il.
Malgré leur prégnance, notamment sur les réseaux (1), les fake-news, voire les théories du complot, semblent rester à l'extérieur du cabinet médical. « Leurs partisans ne viendraient peut-être pas s'en ouvrir directement à leur médecin traitant », avance le Dr Bonnet, par ailleurs membre du collectif fakemed. Même les controverses scientifiques sont au mieux évoquées à ton feutré. « Aucun patient ne m'a demandé un traitement particulier », rapporte le Dr Battistoni. À l’exception des praticiens qui se sont exposés médiatiquement. C'est notamment le cas de la Dr Violaine Guérin, du collectif « Laissons les médecins prescrire » : « Je reçois des appels et des courriers de personnes angoissées qui me demandent où se faire prescrire de l'hydroxychloroquine ».
Défiance à l'égard des discours scientifiques
Si la crise sanitaire semble n'avoir pas érodé les liens déjà tissés entre un patient et son médecin, elle pourrait en revanche aggraver la crise de confiance préexistante à l'égard des discours scientifiques. D'autant que la médecine s'est retrouvée malmenée dans un attelage chancelant entre médias et politiques.
Selon le baromètre Datacovid (avec Ipsos) auprès d'un panel représentatif de 5 000 personnes, les soignants trouvent grâce aux yeux des Français qui leur attribuent un 7,3/10 sur une échelle de confiance, alors que c'est beaucoup moins le cas pour les chercheurs et scientifiques (6,8), les institutions publiques de santé (5,7), ou encore les médias et politiques, qui n'atteignent pas la moyenne (4/10).
En cause : la médiatisation à outrance des controverses scientifiques, allant jusqu'à caricaturer les positions, sans laisser place à l'incertitude et aux doutes, selon les médecins sollicités par « Le Quotidien » : « Les débats scientifiques ne sont pas secrets ; mais on les a mis sur la place publique en en faisant du showbiz. C'était PSG/OM. Pour ou contre Raoult », regrette le Pr Pierre-Louis Druais.
« Certains chercheurs se sont rendus coupables d'abus de pouvoir en confondant hypothèses de travail, convictions, certitudes. Les médecins ont trop laissé penser qu'il y avait un savoir, alors que la discrétion, la modestie, l'humilité, devraient être la règle dans un tel contexte d'incertitude. Et la collusion avec le politique n'a pu que brouiller davantage le regard qu'on porte sur le médecin », estime le Pr Aubry.
La manière dont le gouvernement a placé sur le devant de la scène les soignants, à la fois en les célébrant en des termes lyriques, et en réglant (au moins au début de la crise) ses décisions sur les avis du Conseil scientifique interroge Anne-Marie Moulin. « La santé ne doit jamais être coupée des autres considérations. Elle doit être un objet interdisciplinaire et interministériel. Il est souhaitable que le politique reprenne la main dans ce sens », considère-t-elle.
Quels enseignements ?
L'empreinte, sûrement ambivalente, que laissera la crise liée au Covid-19 sur la médecine et le rapport qu'entretient avec elle la société, mettra du temps à apparaître. Les Français auront-ils davantage confiance dans les vaccins ? Y aura-t-il une meilleure acculturation à la santé publique ? Le rêve d'une médecine toute puissante aura-t-il vécu ou au contraire, la crise regonfle-t-elle les attentes techniques ? Difficile de dire pour l'heure quelles réactions elle pourra précipiter.
Il faudra aussi du temps à la communauté scientifique et médicale pour porter un regard critique sur elle-même. Un consensus néanmoins émerge dès maintenant, en faveur d'une revalorisation des moyens accordés à la santé et des métiers du soin et du lien.
(1) Plus d'une vidéo sur quatre sur Youtube, parmi les vidéos en anglais sur la Covid-19 les plus regardées, présentent des informations fallacieuses ou imprécises, selon une étude publiée dans le « BMJ Global Health ».
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