ÉLECTRON libre dans le monde de la magistrature, l'avocat Thierry Lévy a souvent mis son talent au service des rebelles et des parias de la société. « Paria », ce fut souvent, objectivement, la vie des juifs durant des siècles, comme l'a observé Hannah Arendt, qui a consacré un livre à cette notion. Mais Thierry Lévy veut ici clarifier son rapport au judaïsme, comme si son patronyme tout à coup devenait pesant.
Elevé dans une famille qui s'attacha à oblitérer pour lui les réalités de la condition juive, l'auteur fait un ménage existentiel avec une sèche ironie : «J'ai tellement peu souffert de l'antisémitisme qu'à 20ans, en 1965, je pouvais proclamer qu'en France il avait disparu.» Plus loin, signalant que la déportation avait totalement épargné sa famille, il confesse : «Je n'ai été atteint par la Shoah que de manière bienveillante. » Bien sûr, il y a ce « Lévy » entêtant qu'il persiste sinon à ignorer, tout au moins à prendre comme équivalent à Dupont. Mais il y a les autres, alors un peu de Sartre sur les plaies et le tour est joué : il n'était juif que pour eux, nullement à ses propres yeux.
Rattrapé par l'immensité du génocide, Thierry Lévy, s'appuyant sur les analyses de Théodore Herzl et Bernard Lazare, plaide pour tous ces juifs de raison, agnostiques prêts à se fondre dans la société globale. Il redoute par dessus tout la victimisation et le repli identitaire : «Les juifs ont été massacrés en masse, l'État d'Israël a été créé. Je m'appelle Lévy et je n'ai le sentiment d'appartenir à aucun peuple et encore moins à un peuple menacé.» Dont acte.
Questions sur un supposé pouvoir.
D'un destin juif à celui d'un vaste groupe, c'est avec un grand soin qu'André Kaspi éclaire la situation des juifs américains. Spécialiste des États-Unis, ce professeur à la Sorbonne affronte le fantasme en or massif, le syllogisme de la haine implicite : les juifs s'emparent des commandes de tous les pays, or les États-Unis incarnent la plus grande puissance, donc les juifs « tiennent » l'Amérique.
Historien passionnant, Kaspi reprend le chemin qui conduisit au XIXe siècle les juifs allemands à s'établir dans cette nouvelle terre promise. Au tournant du XXe siècle, près de trois millions de juifs fuyant la Russie tsariste arrivent dans les grandes villes américaines. La littérature et le cinéma ont très souvent évoqué la misère et le dur travail dans les « workshops » (ateliers) des nouveaux arrivants. Dans un livre superbe, « le Monde de nos pères »*, Irving Howe a résumé avec humour l'expérience qu'il a vécue : «On m'avait dit que les rues de New York étaient pavées d'or, j'ai découvert qu'elles n'étaient pas pavées du tout... et que c'était à moi de les paver.»
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les juifs américains prennent conscience de la tragédie qui a anéanti les deux tiers des juifs d'Europe. Eux sont souvent intégrés dans la société américaine. Ils ont entre autres créé Holllywood. L'antisémitisme n'a pas disparu, un chapitre spécial lui est consacré en fin de livre qui a quand même de quoi inquiéter, mais bien que non chrétien, l'étrangeté des juifs reste relative, ils sont blancs.
Sont-ils riches ? D'après le magazine « Forbes », si on s'en tient aux 400 premières fortunes, les juifs occupent 25 % des places. Autrement dit, la réussite juive dans presque tous les secteurs clefs est incontestable. Beaucoup, tels les Warburg, Salomon, Guggenheim ou Lévi-Strauss, ont créé de véritables empires, mais s'il y a des juifs riches, ceci doit se comprendre à partir du dynamisme et de l'esprit novateur qui caractérisent le capitalisme américain en général.
Plus intéressant pour l'esprit est l'influence culturelle du judaïsme américain, en particulier dans le cas du roman avec (nous écourtons cette liste) Jérôme Charyn, Norman Mailer, Bernard Malamud et Philip Roth.
Les juifs sont en revanche beaucoup moins nombreux dans la sphère du pouvoir politique. Ce que montre avec une merveilleuse acuité André Kaspi est l'osmose qui est en train de se faire entre l'histoire américaine en général et l'histoire juive, l'importation de la Shoah dans la sensibilité étatsunienne, et l'idée que les pays à drapeaux étoilés sont jumeaux... Il avait sans doute raison, Malamud, lorsqu'il disait : «Tous les hommes sont juifs, bien que peu d'entre eux le sachent.»
Sans contrepoids.
C'est une autre forme de destin juif qui est abordée par le deuxième volume de l'enquête faite par Saul Friedländer sur les crimes nazis. Un destin que d'autres ont pensé et qui est scellé par l'horreur. Un premier opus examinait « les Années de persécution - 1933-1939 ». La logique nazie conduit à envisager la radicalisation de la mort, la mise en oeuvre de la solution finale. Il y a d'autres très grands livres sur ce sujet, ne serait-ce que l'exemplaire « Destruction des juifs d'Europe », de Raoul Hilberg. L'extraordinaire finesse du travail de Friedländer est de toujours situer l'extermination dans un champ complexe de forces sociales. Autrement dit, même la rage dévastatrice de Hitler dut composer avec les exigences d'intérêts acquis : industrie, Église, paysannerie, petits commerces et entreprises. Ceci étant acquis, la machine exterminatrice put se déployer librement, aucun groupe social allemand ne se déclara solidaire des juifs. Ainsi, dit Friedländer, «les politiques antijuives nazies et autres purent donc atteindre leurs niveaux les plus extrêmes sans le contrepoids d'aucun intérêt majeur».
C'est donc du côté d'êtres totalement livrés à une haine hyperbolique que se place ce livre, n'hésitons pas à les appeler des victimes. Elles crurent parfois qu'en se mettant aux ordres, elles échapperaient à l'issue fatale. Friedländer confronte chacune de ces victimes à un système d'une perversité inouïe.
* Ed. Michalon, 1997. Thierry Lévy, « Lévy oblige », Grasset, 132 p., 11,90 euros.
André Kaspi, « les Juifs américains », Plon, 300 p., 23 euros.
Saul Friedländer, « les Années d'extermination – L'Allemagne nazie et les juifs – 1939-1945 ».
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